5. Les lapsus

Si les matériaux usuels de nos discours et de nos conversations dans notre langue maternelle semblent préservés contre l’oubli, leur emploi en est d’autant plus fréquemment sujet à un autre trouble, connu sous le nom de lapsus. Les lapsus observés chez l’homme normal apparaissent comme une sorte de phase préliminaire des « paraphasies » qui se produisent dans des conditions pathologiques.

Je me trouve, en ce qui concerne l’étude de cette question, dans une situation exceptionnelle, étant donné que je puis m’appuyer sur un travail que Meringer et C. Mayer (dont les points de vue s’écartent cependant beaucoup des miens) ont publié en 1895, sur les Lapsus et erreurs de lecture. L’un des auteurs, auquel appartient le rôle principal dans la composition de ce travail, est notamment linguiste et a été conduit par des considérations linguistiques à examiner les règles auxquelles obéissent les lapsus. Il espérait pouvoir conclure de ces règles à l’existence d’un « certain mécanisme psychique rattachant et associant les uns aux autres, d’une façon tout à fait particulière, les sons d’un mot, d’une proposition, voire les mots eux-mêmes » (p. 10).

Les auteurs commencent par classer les exemples de « lapsus » qu’ils ont réunis, d’après des points de vue purement descriptifs : interversions (par exemple : la Milo de Vénus, au lieu de la Vénus de Milo); anticipations et empiétements d’un mot ou partie d’un mot sur le mot qui le précède (Vorklang) (exemple : es war mir auf der Schwest... auf der Brust so schwer; le sujet voulait dire : « j’avais un tel poids sur la poitrine »; mais dans cette phrase, le mot schwer – lourd -avait empiété en partie sur le mot antécédent Brust – poitrine); postpositions, prolongation super,que d’un mot (Nachklang) (exemple : ich fordere sie auf, auf das Wohl unseres Chefs AUFzustossen; je vous invite à démolir la prospérité de notre chef, au lieu de : boire – stossen – à la prospérité de notre chef); contaminations (exemple : er setzt sich auf den Hinterkopf [il s’asseoit sur la nuque], cette phrase étant résultée de la fusion, par contamination, des deux phrases suivantes : er setzt sich einen Kopf auf [il redresse la tête] et : er stellt sich auf die Hinterbeine [il se dresse sur ses pattes de derrière]); substitutions (exemple : ich gebe die Präparate in den Briefkasten [je mets les préparations dans la boîte aux lettres], au lieu de : in den Brütkasten [dans le four à incubation]). A ces catégories les auteurs en ajoutent quelques autres, moins importantes (et, pour nous, moins significatives). Dans leur classification, ils ne tiennent aucun compte du fait de savoir si la déformation, le déplacement, la fusion, etc. portent sur les sons d’un mot, sur ses syllabes ou sur les mots d’une phrase.

Pour expliquer les variétés de lapsus qu’il a observées, Meringer postule que les différents sons du langage possèdent une valeur psychique différente. Au moment même où nous innervons le premier son d’un mot, le premier mot d’une phrase, le processus d’excitation se dirige vers les sons suivants, vers les mots suivants, et ces innervations simultanées, concomittantes, empiétant les unes sur les autres, impriment les unes aux autres des modifications et des déformations. L’excitation d’un son ayant une intensité psychique plus grande devance le processus d’innervation moins important ou persiste après ce processus, en le troublant ainsi, soit par anticipation, soit rétroactivement. Il s’agit donc de rechercher quels sont les sons les plus importants d’un mot. Meringer pense que « si l’on veut savoir quel est dans un mot le son qui possède l’intensité la plus grande, on n’a qu’à s’observer soi-même pendant qu’on cherche un mot oublié, un nom, par exemple. Le premier son qu’on retrouve est toujours celui qui, avant l’oubli, avait l’intensité la plus grande (p. 160)... Les « sons les plus importants sont donc le son initial de la syllabe radicale, le commencement du mot et la ou les voyelles sur lesquelles porte l’accent » (p. 162).

Ici je dois élever une objection. Que le son initial d’un nom constitue ou non un de ses éléments essentiels, il n’est pas exact de prétendre qu’en cas d’oubli il soit le premier qui se présente à la conscience; la règle énoncée par Meringer est donc sans valeur. Lorsqu’on s’observe pendant qu’on cherche un nom oublié, on croit souvent pouvoir affirmer que ce nom commence par une certaine lettre. Mais cette affirmation se révèle inexacte dans la moitié des cas. Je prétends même qu’on annonce le plus souvent un son initial faux. Dans notre exemple Signorelli, on ne retrouvait, dans les noms de substitution, ni le son initial, ni les syllabes essentielles; seules les deux syllabes les moins essentielles, elli, se trouvaient reproduites dans le nom de substitution Botticelli. Pour prouver combien peu les noms de substitution respectent le son initial du nom oublié, nous citerons l’exemple suivant : un jour, je me trouve incapable de me souvenir du nom du petit pays dont Monte-Carlo est l’endroit le plus connu. Les noms de substitution qui se présentent sont : Piémont, Albanie, Montevideo, Colico. Albanie est aussitôt remplacé par Montenegro, et je m’aperçois alors que la syllabe Mont existe dans tous les noms de substitution, à l’exception du dernier. Il me devient facile de retrouver, en partant du nom du prince Albert, celui du pays oublié : Monaco. Quant au nom Colico, il imite à peu de chose près la succession des syllabes et le rythme du nom oublié.

Si l’on admet qu’un mécanisme analogue à celui de l’oubli de noms peut présider aussi aux phénomènes du lapsus, l’explication de ces derniers devient facile. Le trouble de la parole qui se manifeste par un lapsus peut, en premier lieu, être occasionné par l’action, anticipée ou rétroactive, d’une autre partie du discours ou par une autre idée contenue dans la phrase ou dans l’ensemble de propositions qu’on veut énoncer : à cette catégorie appartiennent tous les exemples cités plus haut et empruntés à Meringer et Mayer; mais, en deuxième lieu, le trouble peut se produire d’une manière analogue à celle dont s’est produit l’oubli, par exemple, dans le cas Signorelli; ou, en d’autres termes, le trouble peut être consécutif à des influences extérieures au mot, à la phrase, à l’ensemble du discours, il peut être occasionné par des éléments qu’on n’a nullement l’intention d’énoncer et dont l’action se manifeste à la conscience par le trouble lui-même. Ce qui est commun aux deux catégories, c’est la simultanéité de l’excitation de deux éléments; mais elles diffèrent l’une de l’autre, selon que l’élément perturbateur se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur du mot, de la phrase ou du discours qu’on prononce. La différence ne paraît pas suffisante, et il semble qu’il n’y ait pas lieu d’en tenir compte pour tirer certaines déductions de la symptomatologie des lapsus. Il est cependant évident que seuls les cas de la première catégorie autorisent à conclure à l’existence d’un mécanisme qui, reliant entre eux sons et mots, rend possible l’action perturbatrice des uns sur les autres; c’est, pour ainsi dire, la conclusion qui se dégage de l’étude purement linguistique des lapsus. Mais dans les cas où le trouble est occasionné par un élément extérieur à la phrase ou au discours qu’on est en train de prononcer, il s’agit avant tout de rechercher cet élément, et la question qui se pose alors est de savoir si le mécanisme d’un tel trouble peut nous révéler, lui aussi, les lois présumées de la formation du langage.

Il serait injuste de dire que Meringer et Mayer n’ont pas discerné la possibilité de troubles de la parole, à la suite d’ « influences psychiques complexes », par des éléments extérieurs au mot, à la proposition ou au discours qu’on a l’intention de prononcer. Ils ne pouvaient pas ne pas constater que la théorie qui attribue aux sons une valeur psychique inégale ne s’appliquait, rigoureusement parlant, qu’à l’explication de troubles tonaux, ainsi qu’aux anticipations et aux actions rétroactives. Mais là où les troubles subis par les mots ne se laissent pas réduire à des troubles tonaux (ce qui est, par exemple, le cas des substitutions et des contaminations de mots), ils ont, eux aussi, cherché sans parti-pris la cause du lapsus en dehors du discours voulu et ils ont illustré cette dernière situation à l’aide de très beaux exemples. Je cite le passage suivant :

(P. 62). «Ru. parle de procédés qu’il qualifie de « cochonneries » (Schweinereien). Mais il cherche à s’exprimer sous une forme atténuée et commence : « Dann sind aber Tatsachen zum Vorschwein gekommen ». Or, il voulait dire : « Dann sind aber Tatsachen zurn Vorschein gekommen » «( Des faits se sont alors révélés... »). Mayer et moi étions présents, et Ru. confirma qu’en prononçant cette dernière phrase il pensait aux «cochonneries». La ressemblance existant entre « Vorschein » et « Schweinereien » explique suffisamment l’action de celui-ci sur celui-là, et la déformation qu’il lui a fait subir. »

(P. 73). « Comme dans les contaminations et, probablement, dans une mesure plus grande encore, les images verbales« flottantes » ou «nomades» jouent dans les substitutions un rôle important. Bien que situées au-dessous du seuil de la conscience, elles n’en sont pas moins assez proches pour pouvoir agir efficacement; s’introduisant dans une phrase à la faveur de leur ressemblance avec un élément de cette dernière, elles déterminent une déviation ou s’entrecroisent avec la succession des mots. Les images verbales « flottantes » ou « nomades » sont souvent, ainsi que nous l’avons dit, les restes non encore éteints de discours récemment terminés (action rétroactive) ».

(P. 97). « Une déviation par suite d’une ressemblance est rendue possible par l’existence, au-dessous du seuil de la conscience, d’un mot analogue, qui n’était pas destiné à être prononcé. C’est ce qui arrive dans les substitutions. J’espère qu’une vérification ultérieure ne pourra que confirmer les règles que j’ai formulées. Mais pour cela il est nécessaire qu’on soit bien fixé, lorsqu’un autre parle, sur tout ce à quoi il a pensé en parlant 19. Voici à ce propos un cas instructif. M. Li., parlant d’une femme et voulant dire qu’elle lui ferait peur «( sie würde mir Furcht einjagen »), emploie, au lieu du mot einjagen, celui de einlagen, qui a une signification tout autre. Cette substitution de la lettre l à la lettre j me paraît inexplicable. Je me permets d’attirer sur cette erreur l’attention de M. Li. qui me répond aussitôt « Mon erreur provient de ce qu’en parlant je pensais je ne serais pas en état, etc. » (... ich wäre nicht in der Lage ... ) ».

« Autre cas. Je demande à R. v. S. comment va son cheval malade. Il répond : « Ja, das draut 20... dauert vielleicht noch einen Monat » «( Cela va peut-être durer encore un mois»). Le mot « draut », avec un r, me paraît inexplicable, la lettre r du mot correct dauert n’ayant pas pu produire un effet pareil. J’attire sur ce fait l’attention de R. v. S. qui m’explique aussitôt qu’en parlant il pensait : « C’est une triste histoire » (das ist eine traurige Geschichte). Il avait donc pensé à deux réponses qui se sont fondues en une seule par l’intermédiaire de deux mots (draut provenant de la fusion de dauert et de traurig) ».

Par sa théorie des images verbales « nomades », qui sont situées au-dessous du seuil de la conscience et qui ne sont pas destinées à être formulées en paroles, et par son insistance sur la nécessité de rechercher tout ce à quoi le sujet pense pendant qu’il parle, la conception de Meringer et Mayer se rapproche singulièrement, il est facile de s’en rendre compte, de notre conception psychanalytique. Nous recherchons, nous aussi, des matériaux inconscients, et de la même manière, à cette seule différence près que nous prenons un détour plus long, puisque nous n’arrivons à la découverte de l’élément perturbateur qu’à travers une chaîne d’associations complexe, en partant des idées qui viennent à l’esprit du sujet lorsque nous l’interrogeons.

Je m’arrête un instant à une autre particularité intéressante, dont les exemples de Meringer nous apportent d’ailleurs la preuve! D’après l’auteur lui-même, ce qui permet à un mot, qu’on n’avait pas l’intention de prononcer, de s’imposer à la conscience par une déformation, une formation mixte, une formation de compromis (contamination), c’est sa ressemblance avec un mot de la phrase qu’on est en train de formuler : lagen-jagen; dauert-traurig ; Vorschein-Schwein.

Or, dans mon livre sur la Science des rêves 21, j’ai précisément montré la part qui revient au travail de condensation dans la formation de ce qu’on appelle le contenu manifeste des rêves, à partir des idées latentes des rêves. Une ressemblance entre les choses ou entre les représentations verbales de deux éléments des matériaux inconscients, fournit le prétexte à la formation d’une troisième représentation, mixte ou de compromis, qui remplace dans le contenu du rêve les deux éléments dont elle se compose et qui, par suite de cette origine, se présente souvent pourvue de propriétés contradictoires. La formation de substitutions et de contaminations dans les lapsus constituerait ainsi le commencement, pour ainsi dire, de ce travail de condensation qui joue un rôle si important dans la formation des rêves.

Dans un article destiné au grand public (Neue Freie Presse, 23 août 1900) :4 « Comment on commet un lapsus », Meringer fait ressortir la signification pratique que possèdent dans certains cas les substitutions de mots, celles notamment où un mot est remplacé par un autre, d’un sens opposé. «On se rappelle encore la manière dont le président de la Chambre des Députés autrichienne a, un jour, ouvert la séance : « Messieurs, dit-il, je constate la présence de tant de députés et déclare, par conséquent, la séance close. » L’hilarité générale que provoqua cette déclaration fit qu’il s’aperçut aussitôt de son erreur et qu’il la corrigea. L’explication la plus plausible dans ce cas serait la suivante : dans son for intérieur, le président souhaitait pouvoir enfin clore cette séance dont il n’attendait rien de bon ; aussi l’idée correspondant à ce souhait a-t-elle trouvé, cela arrive fréquemment, une expression tout au moins partielle dans sa déclaration, en lui faisant dire « close », au lieu de « ouverte », c’est-à-dire exactement le contraire de ce qui était dans ses intentions. De nombreuses observations m’ont montré que ce remplacement d’un mot par son contraire est un phénomène très fréquent. Étroitement associés dans notre conscience verbale, situés dans des régions très voisines, les mots opposés s’évoquent réciproquement avec une grande facilité.

Il n’est pas aussi facile de montrer dans tous les cas (comme Meringer vient de le faire dans le cas du président) que le lapsus consistant dans le remplacement d’un mot par son contraire, résulte d’une opposition intérieure contre le sens de la phrase qu’on veut ou doit prononcer. Nous avons retrouvé un mécanisme analogue, en analysant l’exemple aliquis, où l’opposition intérieure s’est manifestée par l’oubli du nom, et non par son remplacement par son contraire. Nous ferons toutefois observer, pour expliquer cette différence, qu’il n’existe pas de mot avec lequel aliquis présente le même rapport d’opposition que celui qui existe entre « ouvrir » et clore », et nous ajouterons que le mot « ouvrir » est tellement usuel que son oubli ne constitue sans doute qu’un fait exceptionnel.

Si les derniers exemples de Meringer et Mayer nous montrent que les troubles de langage, connus sous le nom de lapsus, peuvent être provoqués soit par des sons ou des mots (agissant par anticipation ou rétroactivement) de la phrase même qu’on veut prononcer, soit par des mots ne faisant pas partie de cette phrase, extérieurs à elle et dont l’état d’excitation ne se révèle (lue par la formation du lapsus, nous voulons voir maintenant s’il existe entre ces deux catégories de lapsus une séparation nette et tranchée et, dans l’affirmative, quels sont les signes qui nous permettent de dire, en présence d’un cas donné, s’il fait partie de l’une ou l’autre de ces catégories. Dans son ouvrage sur la Psychologie des peuples 22, Wundt, tout en cherchant à dégager les lois de développement du langage, s’occupe également des lapsus, au sujet desquels il formule quelques considérations dont il convient de tenir compte. Ce qui, d’après Wundt, ne manque jamais dans les lapsus et les phénomènes similaires, ce sont certaines influences psychiques. « Nous nous trouvons tout d’abord en présence d’une condition positive, qui consiste dans la production libre et spontanée d’associations tonales et verbales provoquées par les sons énoncés. A côté de cette condition positive, il y a une condition négative, qui consiste dans la suppression ou dans le relâchement du contrôle de la volonté et de l’attention, agissant, elle aussi, comme fonction volitive. Ce jeu de l’association peut se manifester de plusieurs manières : un son peut être énoncé par anticipation ou reproduire les sons qui l’ont précédé; un son qu’on a l’habitude d’énoncer peut venir s’intercaler entre d’autres sons; ou, enfin, des mots tout à fait étrangers à la phrase, mais présentant avec les sons qu’on veut énoncer des rapports d’association, peuvent exercer une action perturbatrice sur ces derniers. Mais quelle que soit la modalité qui intervient, la seule différence constatée porte sur la direction et, en tout cas, sur l’amplitude des associations qui se produisent, mais, nullement sur leur caractère général. Dans certains cas, on éprouve même une grande difficulté à déterminer la catégorie dans laquelle il faut ranger un trouble donné, et on se demande s’il ne serait pas plus conforme à la vérité d’attribuer ce trouble à l’action simultanée et combinée de plusieurs causes, d’après le principe des causes complexes 23 » (pp. 380 et 381).

Ces remarques de Wundt me paraissent tout à fait justifiées et très instructives. Il y aurait seulement lieu, à mon avis, d’insister plus que ne le fait Wundt sur le fait que le facteur positif, favorisant le lapsus, c’est-à-dire le libre déroulement des associations, et le facteur négatif, c’est-à-dire le relâchement de l’action inhibitrice de l’attention, agissent presque toujours simultanément, de sorte que ces deux facteurs représentent deux conditions, également indispensables, d’un seul et même processus. C’est précisément à la suite du relâchement de l’action inhibitrice de l’attention ou, pour nous exprimer plus exactement, grâce à ce relâchement, que s’établit le libre déroulement des associations.

Parmi les exemples de lapsus que j’ai moi-même réunis, je n’en trouve guère où le trouble du langage se laisse réduire uniquement et exclusivement à ce que Wundt appelle l’ « action par contact de sons ». Je trouve presque toujours, en plus de l’action par contact, une action perturbatrice ayant sa source en dehors du discours qu’on veut prononcer, et cet élément perturbateur est constitué soit par une idée unique, restée inconsciente, mais qui se manifeste par le plasus et ne peut le plus souvent être amenée à la conscience qu’à la suite d’une analyse approfondie, soit par un mobile psychique plus général qui s’oppose à tout l’ensemble du discours.

a) Amusé par la vilaine grimace que fait ma fille en mordant dans une pomme, je veux lui citer les vers suivants :

Der Affe gar possierlich ist, Zumal wenn er vorn Apfel frisst 24.

Mais je commence : Der Apfe... Cela apparaît comme une contamination entre Affje et Apfel (formation de compromis) ou peut aussi être considéré comme une anticipation du mot Apfel qui doit venir l’instant d’après. Mais la situation exacte serait plutôt la suivante : J’avais déjà commencé une première fois cette citation, sans commettre de lapsus. Je n’ai commis le lapsus qu’en recommençant la citation, et j’ai été obligé de recommencer, parce que ma fille à laquelle je m’adressais, occupée par autre chose, ne m’avait pas entendu. Cette répétition, ainsi que l’impatience que j’éprouvais d’en finir avec ma citation, doivent certainement être rangées parmi les causes de mon lapsus, qui se présente comme un lapsus par condensation.

b) Ma fille dit : je veux écrire à Madame Schresinger (ich schreibe der Frau Schresinger). Or, la dame en question s’appelle Shlesinger. Ce lapsus tient certainement à la tendance que nous avons à faciliter autant que possible l’articulation, et dans le cas particulier la lettre 1 du nom Schlesinger devait être difficile à prononcer, après les r de tous les mots précédents (schReibe deR FRau). Mais je dois ajouter que ma fille a commis ce lapsus quelques instants après que j’aie prononcé « Apfe », au lieu de « Affe ». Or, les lapsus sont contagieux au plus haut degré, ainsi d’ailleurs que les oublis de noms au sujet desquels Meringer et Mayer avaient noté cette particularité. Je ne saurais donner aucune explication de cette contagiosité psychique.

c) « Je me replie comme un couteau de poche » (... wie ein Taschenmesser), veut me dire une malade au commencement de la séance de traitement. Seulement, au lieu de Taschenmesser, elle prononce Tassenmescher, intervertissant ainsi l’ordre des sons, ce qui peut, à la rigueur, s’expliquer par la difficulté d’articulation que présente ce mot. Quand j’attire son attention sur l’erreur qu’elle vient de commettre, elle me répond aussitôt : « C’est parce que vous avez dit vous-même tout à l’heure Ernscht ». Je l’ai en effet accueillie par ces mots : « Aujourd’hui ce sera sérieux (Ernst) », parce que ce devait être la dernière séance avant le départ en vacances; seulement, voulant plaisanter, j’ai prononcé Ernscht, au lieu de Ernst. Au cours de la séance, la malade commet de nouveaux lapsus, et je finis par m’apercevoir qu’elle ne se borne pas à m’imiter, mais qu’elle a des raisons particulières de s’attarder dans son inconscient, non au mot, mais au nom « Ernst » (Ernest) 25.

d) «Je suis tellement enrhumée du cerveau que je ne peux pas respirer par le nez », veut dire la même malade. Seulement, au lieu de dire correctement : « durch die Nase atmen » (respirer par le nez), elle commet le lapsus : « durch die Ase natmen ». Elle trouve aussitôt l’explication de ce lapsus. « Je prends tous les jours le tramway dans la rue Hasenauerstrasse, et ce matin, alors que j’attendais la voiture, je me suis dit que si j’étais Française, je prononcerais Asenauerstrasse (sans h), car les Français ne prononcent jamais le h au commencement du mot. » Elle me parle ensuite de tous les Français qu’elle avait connus, et après de nombreux détours elle se souvient qu’à l’âge de 14 ans elle avait, dans la pièce « Kurmärker und Picarde », joué le rôle de la Picarde et parlé, à cette occasion, un allemand incorrect. Ce qui a provoqué toute cette série de souvenirs, ce fut la circonstance tout à fait occasionnelle du séjour d’un Français dans sa maison. L’interversion des sons apparaît donc comme un effet de la perturbation produite par une idée inconsciente faisant partie d’un ensemble tout à fait étranger.

e) Tout à fait analogue, le mécanisme du lapsus chez une autre patiente qui, voulant reproduire un très lointain souvenir d’enfance, se trouve subitement frappée d’amnésie. Il lui est impossible de se rappeler la partie du corps qui a été souillée par l’attouchement d’une main impertinente et voluptueuse. Quelque temps après, étant en visite chez une amie, elle s’entretient avec elle de villégiatures. A la question : où se trouve située sa maison de M., elle répond sur le flanc de la montagne (Berglende), au lieu de dire sur le versant de la montagne (Berglelne).

f) Une autre de mes patientes, à qui je demande, une fois la séance terminée, comment va son oncle, me répond : « Je l’ignore, car je ne le vois plus maintenant qu’in flagrand. » Le lendemain elle me dit : « Je suis vraiment honteuse de vous avoir donné hier une réponse aussi stupide. Vous devez certainement me prendre pour une personne dépourvue de toute instruction et qui confond constamment les mots étrangers. Je voulais dire : en passant. » Nous ne savions pas encore alors quelle était la raison pour laquelle elle avait employé l’expression in flagranti, à la place de en passant. Mais au cours de la même séance, la suite de la conversation commencée la veille a évoqué chez elle le souvenir d’un événement dans lequel il s’agissait principalement de quelqu’un qui a été pris in flagranti (en flagrant délit). Le lapsus dont elle s’était rendue coupable a donc été produit par l’action anticipée de ce souvenir, encore à l’état inconscient.

g) J’analyse une autre malade. A un moment donné, je suis obligé de lui dire que les données de l’analyse me permettent de soupçonner qu’à l’époque dont nous nous occupons elle devait avoir honte de sa famille et reprocher à son père des choses que nous ignorons encore. Elle dit ne pas se souvenir de tout cela, mais considère mes soupçons comme injustifiés. Mais elle ne tarde pas à introduire dans la conversation des observations sur sa famille : « Il faut leur rendre justice : ce sont des gens comme on n’en voit pas beaucoup, ils sont tous avares (sie haben alle Geiz; littéralement : ils ont tous de l’avarice)... je veux dire : ils ont tous de l’esprit (Geist). » Tel était en effet le reproche qu’elle avait refoulé de sa mémoire. Or, il arrive souvent que l’idée qui s’exprime dans le lapsus est précisément celle qu’on veut refouler (cf. le cas de Meringer : « zum Vorschwein.gekommen »). La seule différence qui existe entre mon cas et celui de Meringer est que dans ce dernier la personne veut refouler quelque chose dont elle est consciente, tandis que ma malade n’a aucune conscience de ce qui est refoulé ou, peut-on dire encore, qu’elle ignore aussi bien le fait du refoulement que la chose refoulée.

h) Le lapsus suivant peut également être expliqué par un refoulement intentionnel. Je rencontre un jour dans les Dolomites deux dames habillées en touristes. Nous faisons pendant quelque temps route ensemble, et nous parlons des plaisirs et des inconvénients de la vie de touriste. Une des dames reconnaît que la journée du touriste n’est pas exempte de désagréments. « Il est vrai, dit-elle, que ce n’est pas du tout agréable, lorsqu’on a marché toute une journée au soleil et qu’on a la blouse et la chemise trempées de sueur... » A ces derniers mots, elle a une petite hésitation. Puis elle reprend : « Mais lorsqu’on rentre ensuite nach Hose (au lieu de nach Hause, chez soi) et qu’on peut enfin se changer... » J’estime qu’il ne faut pas avoir recours à une longue analyse pour trouver l’explication de ce lapsus. Dans sa première phrase, la dame avait évidemment l’intention de raire une énumération complète : blouse, chemise, pantalon (Hose). Pour des raisons de convenance, elle s’abstient de mentionner cette dernière pièce d’habillement, mais dans la phrase suivante, tout à fait indépendante par son contenu de la première, le mot Hose (pantalon), qui n’a pas été prononcé au moment voulu, apparaît à titre de déformation du mot Hause.

i) « Si vous voulez acheter des tapis, allez donc chez Kaufmann, rue Matthäusgasse. Je crois pouvoir vous recommander à lui », me dit une dame. Je répète : « Donc chez Matthäus... pardon, chez Kaufmann». Il semblerait que c’est par distraction que j’ai mis un nom à la place d’un autre. Les paroles de la dame ont en effet distrait mon attention, en la dirigeant sur des choses plus importantes que les tapis. Dans la Matthäusgasse se trouve en effet la maison qu’habitait ma femme alors qu’elle était fiancée. L’entrée de la maison se trouvait dans une autre rue dont je constate avoir oublié le nom, et je suis obligé de faire un détour pour le retrouver. Le nom Matthäus auquel je m’attarde constitue donc pour moi un nom de substitution du nom cherché. Il se prête mieux à ce rôle que le nom Kaufmann, puisqu’il est uniquement un rôle de personne, alors que Kaufmann est en même temps qu’un nom de personne, un substantif (marchand). Or la rue qui m’intéresse porte également un nom de personne : Radetzky.

k) Le cas suivant pourrait être cité plus loin, lorsque je parlerai des « erreurs », mais je le rapporte ici, car les rapports de sons qui ont déterminé le remplacement des mots, y sont particulièrement clairs. Une patiente me raconte son rêve : un enfant a résolu de se suicider en se faisant mordre par un serpent. Il réalise son dessein. Elle le voit se tordre en proie à des convulsions, etc. Elle cherche maintenant parmi les événements du jour celui auquel elle puisse rattacher ce rêve. Et voilà qu’elle se rappelle avoir assisté la veille au soir à une conférence populaire sur les premiers soins à donner en cas de morsure de serpent. Lorsque, disait le conférencier, un adulte et un enfant ont été mordus en même temps, il faut d’abord soigner la plaie de l’enfant. Elle se rappelle également les conseils du conférencier concernant le traitement. Tout dépend, disait-il, de l’espèce à laquelle appartient le serpent. Ici j’interromps la malade : – N’a-t-il pas dit que dans nos régions il y a très peu d’espèces venimeuses et quelles sont les espèces le plus à craindre? – Oui, il a parlé du serpent à sonnettes (KLAPPERschlange). Me voyant rire, elle s’aperçoit qu’elle a dit quelque chose d’incorrect. Mais, au lieu de corriger le nom, elle rétracte ce qu’elle vient de dire. « Il est vrai que ce serpent n’existe pas dans nos pays; c’est de la vipère qu’il a parlé. Je me demande ce qui a bien pu m’amener à parler du serpent à sonnettes. » Je crois que ce fut à la suite de l’intervention d’idées qui se sont dissimulées derrière son rêve. Le suicide par morsure de serpent ne peut-être qu’une allusion au cas de la belle Cléopâtre (en allemand Kleopatra). La grande ressemblance tonale entre les deux mots « KLAPPERschlange » et Kleopatra, la répétition dans les deux mots et dans le même ordre des lettres Kl .. p ... r et l’accentuation de la voyelle a dans les deux mots, sont autant de particularités qui sautent aux yeux. Ces traits communs entre KLAPPERchlange et Kleopatra produisent chez notre malade un rétrécissement momentané du jugement, qui fait qu’elle raconte comme une chose tout à fait normale et naturelle que le conférencier a entretenu son public viennois du traitement des morsures de serpents à sonnettes. Elle sait cependant aussi bien que moi que ce serpent ne fait pas partie de la faune de notre pays. Nous n’allons pas lui reprocher d’avoir, avec non moins de légèreté, relégué le serpent à sonnettes en Égypte, car nous sommes portés à confondre, à mettre dans le même sac tout ce qui est extra-européen, exotique, et j’ai été obligé moi-même de réfléchir un instant, avant de rappeler à la malade que le serpent à sonnettes n’avait pour habitat que le Nouveau-Monde.

La suite de l’analyse n’a fait que confirmer les résultats que nous venons d’exposer. La rêveuse s’était, la veine, pour la première fois arrêtée devant le groupe de Strasser représentant Antoine et érigé tout près de son domicile. Ce fut le deuxième prétexte du rêve (le premier a été fourni par la conférence sur les morsures de serpents). A une phase ultérieure de son rêve, elle se voyait berçant dans ses bras un enfant, et le souvenir de cette scène la fait penser à Gretchen. Parmi les autres idées qui viennent à l’esprit figurent des réminiscences relatives à « Arria et Messaline ». L’évocation, dans les idées du rêve, de tant de noms empruntés à des pièces de théâtre permet de soupçonner que la rêveuse a dû jadis nourrir le secret désir de se consacrer à la scène. Le commencement du rêve : « Un enfant a résolu de se suicider, en se faisant mordre par un serpent » ne signifie en réalité que ceci : étant enfant, elle avait ambitionné devenir un jour une grande actrice. Du nom « Messaline », enfin, se détache une suite d’idées qui conduit au contenu essentiel du rêve. Certains événements survenus dernièrement lui font craindre que son frère unique contracte un mariage avec une non-Aryenne, donc une mésalliance 26.

1) Il s’agit maintenant d’un exemple anodin et dans lequel les mobiles du lapsus n’ont pu être tirés suffisamment au clair. Je le cite cependant à cause de l’évidence du mécanisme qui a présidé à la formation de ce lapsus.

Un Allemand voyageant en Italie a besoin d’une courroie pour serrer sa malle quelque peu détériorée. Il consulte le dictionnaire et trouve que la traduction italienne du mot « courroie » est coreggia. « Je retiendrai facilement ce mot, se dit-il, en pensant au peintre » (Correggio). E entre dans une boutique et demande : une ribera.

Il n’a sans doute pas réussi à remplacer dans sa mémoire le mot allemand par sa traduction italienne, mais ses efforts n’ont pas été tout à fait vains. Il savait qu’il devait penser au nom d’un peintre italien, pour se rappeler le mot dont il avait besoin; mais au lieu de retenir le nom Corregio qui ressemble le plus au mot coreggia, il évoqua le nom Ribera qui se rapproche du mot allemand Riemen (courroie). Il va sans dire que j’aurais pu tout aussi bien citer cet exemple comme un exemple de simple oubli d’un nom propre.

En réunissant des exemples de lapsus pour la première édition de ce livre, je soumettais à l’analyse tous les cas, même les moins significatifs, que j’avais l’occasion d’observer. Mais, depuis, d’autres se sont astreints à l’amusant travail qui consiste à réunir et à analyser des lapsus, ce qui me permet aujourd’hui de disposer de matériaux beaucoup plus abondants.

m) Un jeune homme dit à sa sœur : « J’ai tout à fait rompu avec les D. Je ne les salue plus. » Et la sœur de répondre : « C’était une jolie liaison. » Elle voulait dire : dire : une jolie relation-SIPPschaft, mais dans son lapsus elle prononça LIPPschaft, au lieu de Liebchaft-liaison. Et en parlant de liaison (sans le vouloir), elle exprima une allusion au flirt que son frère eut autrefois avec la jeune fille de la famille D. et aussi aux bruits défavorables qui, depuis quelque temps, couraient sur le compte de cette dernière, à laquelle on attribuait une liaison.

n) Un jeune homme adresse ces mots à une dame qu’il rencontre dans la rue : « Wenn Sie gestatten, Fräulein, möchte ich Sie gerne begleitdigen. » Il voulait dire : « Si vous permettez, Mademoiselle, je vous accompagnerais volontiers »; mais il a commis un lapsus par contraction, en combinant le mot begleiten (accompagner) avec le mot beleidigen (offenser, manquer de respect). Son désir était évidemment de l’accompagner, mais il craignait de la froisser par son offre. Le fait que ces deux tendances opposées aient trouvé leur expression dans un seul mot, et précisément dans le lapsus que nous venons de citer, prouve que les véritables intentions du jeune homme n’étaient pas tout à fait claires et devaient lui paraître à lui-même offensantes pour cette dame. Mais alors qu’il cherche précisément à lui cacher la manière dont il juge son offre, son inconscient lui joue le mauvais tour de trahir son véritable dessein, ce qui lui attire de la part de la dame cette réponse : « Pour qui me prenez-vous donc, pour me faire une offense pareille (beleidigen)? » (Communiqué par 0. Rank).

o) J’emprunte quelques exemples à un article publié par W. Stekel dans le Berliner Tageblatt du 4 Janvier 1904, sous le titre : « Aveux inconscients ».

« L’exemple suivant révèle un coin désagréable dans la région de mes idées inconscientes. Je dois dire tout de suite qu’en tant que médecin je ne songe jamais à l’intérêt pécuniaire mais, ce qui est tout à fait naturel, à l’intérêt du malade. Je me trouve chez une malade à laquelle je donne des soins pour l’aider à se remettre d’une maladie très grave dont elle sort à peine. J’avais passé auprès d’elle des jours et des nuits excessivement pénibles. Je suis heureux de la trouver mieux, et lui décris les charmes du séjour qu’elle va faire à Abbazia, en ajoutant : « Si, comme je l’espère, vous ne quittez pas bientôt le lit. » Ce disant, j’ai évidemment exprimé le désir inconscient d’avoir à soigner cette malade plus longtemps, désir qui est complètement étranger à ma conscience éveillée et qui, s’il se présentait, serait réprimé avec indignation. »

p) Autre exemple (W. Stekel) : « Ma femme veut engager une Française pour les après-midi et, après s’être mise d’accord avec elle sur les conditions, elle veut garder ses certificats. La Française la prie de les lui rendre, en prétextant : « Je cherche encore pour les après-midi, pardon, pour les avant-midi 27. » Elle avait évidemment l’intention de s’adresser ailleurs, dans l’espoir d’obtenir de meilleures conditions; ce qu’elle fit d’ailleurs. »

q) Le Dr Stekel raconte qu’il avait à un moment donné en traitement deux patients de Trieste qu’il saluait toujours, en appelant chacun par le nom de l’autre. «Bonjour, Monsieur Peloni », disait-il à Ascoli; « bonjour, Monsieur Ascoli », s’adressait-il à Peloni. Il n’attribua tout d’abord cette confusion à aucun motif profond; il n’y voyait que l’effet de certaines ressemblances entre les deux messieurs. Mais il lui fut facile de se convaincre que cette confusion de noms exprimait une sorte de vantardise, qu’il voulait montrer par là à chacun de ses patients italiens qu’il n’était pas le seul à avoir fait le voyage de Trieste à Vienne, pour se faire soigner par lui, Stekel.

r) Au cours d’une orageuse assemblée générale, le Dr Stekel propose : « Abordons maintenant le quatrième point de l’ordre du jour. » C’est du moins ce qu’il voulait dire; mais, gagné par l’atmosphère orageuse de la réunion, il employa, à la place du mot « abordons » (schreiten), le mot « combattons » (streiten).

s) Un professeur dit dans sa leçon inaugurale : « Je ne suis pas disposé à apprécier les mérites de mon éminent prédécesseur ». Il voulait dire : « je ne me reconnais pas une autorité suffisante... » : geeignet, au lieu de geneigt.

t) Le Dr Stekel dit à une dame qu’il croit atteinte de la maladie de Basedow (goitre exophtalmique) : « Vous êtes d’un goître (Kropf) plus grande que votre sœur. » Il voulait dire . « Vous êtes d’une tête (Kopf) plus grande que votre sœur. »

u) Le Dr Stekel raconte encore : quelqu’un parle de l’amitié existant entre deux individus et veut faire ressortir que l’un d’eux est juif. Il dit donc : « ils vivaient ensemble comme Castor et Pollak » (au lieu de Pollux; Pollak est un patronyme juif assez répandu). Ce ne fut pas, de la part de l’auteur de cette phrase, un jeu de mots; il ne s’aperçut de son lapsus que lorsqu’il fut relevé par son auditeur.

v) Quelquefois le lapsus remplace une longue explication. Une jeune femme, très énergique et autoritaire, me parle de son mari malade qui a été consulter un médecin sur le régime qu’il doit suivre. Et elle ajoute : « Le médecin lui a dit qu’il n’y avait pas de régime spécial à suivre, qu’il peut manger et boire ce que je veux » (au lieu de : ce qu’il veut).

Les deux exemples suivants, que j’emprunte au Dr Th. Reik (Internat. Zeitschr. f Psychoanal., III, 1915), se rapportent à des situations dans lesquelles les lapsus se produisent facilement, car dans ces situations on réprime plus de choses qu’on n’en exprime.

x) Un monsieur exprime ses condoléances à une jeune femme qui vient de perdre son mari, et il veut ajouter : « Votre consolation sera de pouvoir vous consacrer entièrement à vos enfants. » Mais en prononçant la phrase, il remplace inconsciemment le mot « consacrer » (widinen) par le mot widwen, par analogie avec le mot Witwe – veuve. Il a ainsi trahi une idée réprimée se rapportant à une consolation d’un autre genre : une jeune et jolie veuve (Witwe) ne tardera pas à connaître de nouveau les plaisirs sexuels.

y) Le même monsieur s’entretient avec la même dame au cours d’une soirée chez des amis communs, et on parle des préparatifs qui se font à Berlin en vue des fêtes de Pâques. Il lui demande : « Avez-vous vu l’exposition de la maison Wertheim? Elle est très bien décolletée. » Il a admiré dès le début de la soirée le décolleté de la jolie femme, mais n’a pas osé lui exprimer son admiration; et voilà que l’idée refoulée en arrive à percer quand même, en lui faisant dire, à propos d’une exposition de marchandises, qu’elle était décolletée, alors qu’il la trouvait tout simplement très décorée. Il va sans dire que le mot exposition prend, avec ce lapsus, un double sens.

La même situation s’exprime dans une observation dont Hanns Sachs essaie de donner une explication aussi complète que possible.

z) Me parlant d’un monsieur qui fait partie de nos relations communes, une dame me raconte que la dernière fois qu’elle l’a vu, il était aussi élégamment mis que toujours, mais qu’elle avait surtout remarqué ses superbes souliers (HALBSChuhe) jaunes. -Où l’avez-vous rencontré? lui demandai-je. – Il sonnait à ma porte et je l’ai vu à travers les jalousies baissées. Mais je n’ai ni ouvert, ni donné signe de vie, car je ne voulais pas qu’il sache que j’étais déjà rentrée en ville. Tout en l’écoutant, je me dis qu’elle me cache quelque chose (probablement qu’elle n’était ni seule ni en toilette pour recevoir des visites) et je lui demande un peu ironiquement : – C’est donc à travers les jalousies baissées que vous avez pu admirer ses pantoufles (HAUsschuhe)... pardon, ses souliers (HALBSchuhe)? Dans le mot HAusschuhe s’exprime l’idée refoulée relative à la robe d’intérieur (HAuskleid) que, d’après ma supposition, elle devait avoir sur elle au moment où le monsieur en question sonnait à sa porte. Et j’ai encore dit HAusschuhe, à la place de HALBschuhe, parce que le mot Halb (moitié) devait figurer dans la réponse que j’avais l’intention de faire, mais que j’ai réprimée : – Vous ne me dites que la moitié de la vérité, vous étiez à moitié habillée. Le lapsus a, en outre, été favorisé par le fait que nous avons, peu de temps auparavant, parlé de la vie conjugale de ce monsieur, de son « bonheur domestique » (hausliches – de Haus), ce qui avait d’ailleurs amené la conversation sur sa personne. Je dois enfin convenir que si j’ai laissé cet homme élégant stationner dans la rue en pantoufles (HAUSSChuhe), ce fut aussi un peu par jalousie, car je porte moi-même des souliers (HALBschuhe) jaunes qui, bien que d’acquisition récente, sont loin d’être « superbes ».

Les guerres engendrent une foule de lapsus dont la compréhension ne présente d’ailleurs aucune difficulté.

a) « Dans quelle arme sert votre fils? » demande-t-on à une dame. Celle-ci veut répondre : « dans la 42e batterie de mortiers » (Mörser),- mais elle commet un lapsus et dit Mörder (assassins), au lieu de Mörser.

b) Le lieutenant Henrik Haiman écrit du front 28 : « Je suis arraché à la lecture d’un livre attachant, pour remplacer pendant quelques instants le téléphoniste éclaireur. A l’épreuve de conduction faite par la station de tir je réponds : « Contrôle exact. Repos.» Réglementairement, j’aurais dû répondre : « Contrôle exact. Fermeture. » Mon erreur s’explique parla contrariété que j’ai éprouvée du fait d’avoir été dérangé dans ma lecture.

c) Un sergent-major recommande à ses hommes de donner à leurs familles leurs adresses exactes, afin que les colis ne se perdent pas. Mais au lieu de dire « colis » (GEPÄCKstücke), il dit GESPECKstücke, du mot Speck – lard.

d) Voici un exemple particulièrement beau et significatif, à cause des circonstances profondément tristes dans lesquelles il s’est produit et qui l’expliquent. Je le dois à l’obligeante communication du Dr L. Czeszer, qui a fait cette observation et l’a soumise à une analyse approfondie au cours de son séjour en Suisse neutre, pendant la guerre. Je transcris cette observation, à quelques abréviations près, peu essentielles d’ailleurs.

« Je me permets de vous communiquer un lapsus qu’a commis le professeur M. N. au cours d’une de ses conférences sur la psychologie des sensations, qu’il fit à O. pendant le dernier semestre d’été. Je dois vous dire tout d’abord que ces conférences ont eu lieu dans l’Aula de l’Université, devant un nombreux publie composé de prisonniers de guerre français, internés dans cette ville, et d’étudiants, originaires pour la plupart de la Suisse romande et très favorables à l’Entente. Comme en France, le mot Boche est généralement et exclusivement employé à 0. pour désigner les Allemands. Mais, dans les manifestations officielles, dans les conférences, etc., les fonctionnaires supérieurs, les professeurs et autres personnes responsables s’appliquent, pour des raisons de neutralité, à éviter le mot fatal.

« Or, le professeur N. était justement en train de parler de l’importance pratique des sentiments et se proposait de citer un exemple, destiné à montrer comment un sentiment peut être utilisé de façon à rendre agréable un travail musculaire dépourvu par lui-même de tout intérêt et à augmenter ainsi son intensité. Il raconta donc, naturellement en français, l’histoire d’un maître d’école allemand (histoire que les journaux locaux avaient reproduite d’après un journal allemand) qui faisait travailler ses élèves dans un jardin et qui, pour stimuler leur zèle et leur ardeur au travail, leur conseillait de se figurer que chaque motte de terre qu’ils morcelaient représentait un crâne français. En racontant son histoire, N. s’abstint naturellement de se servir du mot Boche, toutes les fois qu’il avait à parler des Allemands. Mais, arrivé à la fin de son histoire, il rapporta ainsi les paroles du maître d’école : « Imaginez-vous qu’en chaque moche, vous écrasez le crâne d’un Français. » Donc, moche, au lieu de motte.

« Ne voit-on pas nettement combien le savant correct se surveillait, dès le début de son récit, pour ne pas céder à l’habitude et peut-être aussi à la tentation de lancer de sa chaire universitaire le mot injurieux, dont l’emploi avait même été interdit par un décret fédéral? Et au moment précis où, pour la dernière fois, il échappait au danger en prononçant correctement les mots « instituteur allemand », au moment précis où, poussant un soupir de soulagement, il touchait à la fin de son épreuve – juste à ce moment-là le vocable péniblement refoulé se raccroche, à la faveur d’une ressemblance tonale, au mot motte, et le malheur est arrivé! La crainte de commettre une gaffe politique, peut-être aussi la déception de ne pouvoir prononcer le mot habituel et que tout le monde attend, ainsi que le mécontentement du républicain et du démocrate convaincu face à toute contrainte qui s’oppose à la libre expression des opinions, se conjuguèrent donc pour troubler l’intention initiale, qui était de reproduire l’exemple en restant dans les limites de la correction. L’auteur a conscience de cette pulsion perturbatrice, et il est permis de supposer qu’il y avait pensé immédiatement avant le lapsus.

« Le professeur N. ne s’est pas aperçu de son lapsus; du moins ne l’a-t-il pas corrigé, bien que cela se produise le plus souvent automatiquement. En revanche, les auditeurs, Français pour la plupart, ont accueilli ce lapsus avec une véritable satisfaction, comme un jeu de mots voulu. Quant à moi, j’ai suivi avec une profonde émotion ce processus inoffensif en apparence. Car si j’ai été obligé, pour des raisons faciles à comprendre, de m’abstenir de toute étude psychanalytique, je n’en ai pas moins vu dans ce lapsus une preuve frappante de l’exactitude de votre théorie concernant le déterminisme des actes manqués et les profondes analogies entre le lapsus et le mot d’esprit. »

r) C’est également aux pénibles et douloureuses impressions du temps de guerre que doit son origine le lapsus suivant, dont me fait part un officier autrichien, rentré dans les foyers, le lieutenant T. :

« Alors que j’étais retenu comme prisonnier de guerre en Italie, nous avons été, deux cents officers environ, logés pendant plusieurs mois dans une villa très exiguë. Durant notre séjour dans cette villa, un de nos camarades est mort de la grippe. Cet événement a naturellement produit sur nous tous la plus profonde impression, car les conditions dans lesquelles nous nous trouvions, l’absence de toute assistance médicale, notre dénuement et notre manque de résistance rendaient la propagation de la maladie plus que probable. Après avoir mis le cadavre en bière, nous l’avons déposé dans un coin de la cave de la maison. Le soir, alors que nous faisions, un de mes amis et moi, une ronde autour de la maison, l’idée nous est venue de revoir le cadavre. Comme je marchais devant, je me suis trouvé, dès mon entrée dans la cave, devant un spectacle qui m’a profondément effrayé; je ne m’attendais pas à trouver la bière si proche de l’entrée et à voir à une si faible distance le visage du mort que le vacillement de la lumière de nos bougies avait comme animé. C’est sous l’impression de cette vision que nous avons poursuivi notre ronde. En un endroit d’où nos regards apercevaient le parc baigné par la lumière du clair de lune, une prairie éclairée comme en plein jour et, au-delà, de légers nuages vaporeux, la représentation que me suggérait toute cette atmosphère s’était concrétisée par l’image d’un chœur d’elfes dansant à la lisière du bois de cyprès proche de la prairie.

« L’après-midi du jour suivant, nous avons conduit notre pauvre camarade à sa dernière demeure. Le trajet qui séparait notre prison du cimetière de la petite localité voisine a été pour nous un douloureux et humiliant calvaire. Des adolescents bruyants, une population railleuse et persifleuse, des tapageurs grossiers ont profité de l’occasion pour manifester à notre égard des sentiments mêlés de curiosité et de haine. La conscience de mon impuissance en face de cette humiliation que je n’aurais pas supportée dans d’autres circonstances, l’horreur devant cette grossièreté exprimée de manière aussi cynique, m’ont rempli d’amertume et m’ont plongé dans un état de dépression qui a duré jusqu’au soir. À la même heure que la veille, avec le même compagnon, j’ai repris le chemin caillouteux qui faisait le tour de notre villa. En passant devant la grille de la cave où nous avions déposé la veille le cadavre de notre camarade, je me suis souvenu de l’impression que j’avais ressentie à la vue de son visage éclairé par la lumière des bougies. Et à l’endroit d’où j’apercevais à nouveau le parc étendu sous le clair de lune, je me suis arrêté et j’ai dit à mon compagnon : « Ici nous pourrions nous asseoir sur l’herbe (Gras) et chanter (singen) une sérénade. » Mais en prononçant cette phrase j’avais commis deux lapsus : Grab (tombeau), au lieu de Gras (herbe) et sinken (descendre), au lieu de singen (chanter). Ma phrase avait donc pris le sens suivant : « Ici nous pourrions nous asseoir dans la tombe et descendre une sérénade. » Ce n’est qu’après avoir commis le second lapsus que j’ai compris ce que je voulais; quant au premier, je l’avais corrigé, sans saisir le sens de mon erreur. Je réfléchis un instant et, réunissant les deux lapsus, je recomposai la phrase : «descendre dans la tombe » (ins Grab sinken). Et voilà que les images se mettent à défiler avec une rapidité vertigineuse : les elfes dansant et planant au clair de lune; le camarade dans sa bière; le souvenir réveillé; les diverses scènes qui ont accompagné l’enterrement; la sensation du dégoût et de la tristesse éprouvés; le souvenir de certaines conversations sur la possibilité d’une épidémie; l’appréhension manifestée par certains officiers. Plus tard, je me suis rappelé que ce jour-là était l’anniversaire de la mort de mon père, souvenir qui m’a assez étonné, étant donné que j’ai une très mauvaise mémoire des dates.

« Après réflexion, tout m’était apparu clair; mêmes conditions extérieures dans les deux soirées consécutives, même heure, même éclairage, même endroit et même compagnon. Je me suis souvenu du sentiment de malaise que j’avais éprouvé lorsqu’il avait été question de l’extension éventuelle de la grippe, mais aussi du commandement intérieur qui m’interdisait de céder à la peur. La juxtaposition des mots « wir könnten ins Grab sinken » (nous pourrions descendre dans la tombe) m’a, elle aussi, révélé alors sa signification, en même temps que j’ai acquis la certitude que c’est seulement après avoir corrigé le premier lapsus (Grab -tombeau, en Gras – herbe), correction à laquelle je n’ai d’abord attaché aucune importance, que pour permettre au complexe refoulé de s’exprimer, j’ai commis le second (en disant sinken -descendre, au lieu de singen – chanter).

« J’ajoute que j’avais à cette époque-là des rêves très pénibles, dans lesquels une parente très proche m’était apparue, à plusieurs reprises, comme gravement malade, et même une fois comme morte. Très peu de temps avant que je sois fait prisonnier, j’avais appris que la grippe sévissait avec violence dans le pays habité par cette parente – à laquelle j’avais d’ailleurs fait part de mes très vives appréhensions. Plusieurs mois après les événements que je raconte, j’ai reçu la nouvelle qu’elle avait succombé à l’épidémie quinze jours avant ces mêmes événements. »

z) Le lapsus suivant illustre d’une façon frappante l’un des douloureux conflits si fréquents dans la carrière du médecin. Un homme, selon toute vraisemblance malade incurable, mais dont la maladie n’est pas encore diagnostiquée d’une façon certaine, vient à Vienne s’enquérir de son sort et prie un de ses amis d’enfance, devenu médecin célèbre, de s’occuper de son cas – ce que cet ami finit par accepter, bien qu’à contre-cœur. Il conseille au malade d’entrer dans une maison de santé et lui recommande le sanatorium « Hera ». – Mais cette maison de santé a une destination spéciale (clinique d’accouchements), objecte le malade. – Oh non, répond avec vivacité le médecin : on peut, dans cette maison, faire mourir (um brigen)... je veux dire faire entrer (UNTERbringen) n’importe quel malade. Il cherche alors à atténuer l’effet de son lapsus. – Tu ne vas pas croire que j’ai à ton égard des intentions hostiles? Un quart d’heure plus tard, il dit à l’infirmière qui l’accompagne jusqu’à la porte : – Je ne trouve rien et ne crois toujours pas qu’il soit atteint de ce qu’on soupçonne. Mais s’il l’était, il ne resterait, à mon avis, qu’à lui administrer une bonne dose de morphine, et tout serait fini. Or il se trouve que son ami lui avait posé comme condîtion d’abréger ses souffrances avec un médicament, dès qu’il aurait acquis la certitude que le cas était désespéré. Le médecin s’était donc réellement chargé (à une certaine condition) de faire mourir son ami.

n) Je ne puis résister à la tentation de citer un exemple de lapsus particulièrement instructif, bien que, d’après celui qui me l’a raconté, il remonte à 20 années environ. Une dame déclare un jour, dans une réunion (et le ton de sa déclaration révèle chez elle un certain état d’excitation et l’influence de certaines tendances cachées) : Oui, pour plaire aux hommes, une femme doit être jolie; le cas de l’homme est beaucoup plus simple : il lui suffit d’avoir cinq membres droits! Cet exemple nous révèle le mécanisme intime d’un lapsus par condensation ou par contamination (voir p. 62). Il semblerait, à première vue, que cette phrase résulte de la fusion de deux propositions :

il lui suffit d’avoir quatre membres droits il lui suffit d’avoir cinq sens intacts.

Ou bien, on peut admettre que l’élément droit est commun aux deux intentions verbales qui auraient été les suivantes

il lui suffit d’avoir ses membres droits et de les maintenir droits tous les cinq.

Rien ne nous empêche d’admettre que ces deux phrases ont contribué à introduire, dans la proposition énoncée par la dame, d’abord un nombre en général, ensuite le nombre mystérieux de cinq, au lieu de celui, plus simple et plus naturel en apparence, de quatre. Cette fusion ne se serait pas produite, si le nombre cinq n’avait pas, dans la phrase échappée comme lapsus, sa signification propre, celle d’une vérité cynique qu’une femme ne peut énoncer que sous un certain déguisement. – Nous attirons enfin l’attention sur le fait que, telle qu’elle a été énoncée, cette phrase constitue aussi bien un excellent mot d’esprit qu’un lapsus amusant. Tout dépend de l’intention, consciente ou inconsciente, avec laquelle cette femme a prononcé la phrase. Or, son comportement excluait toute intention consciente; il ne s’agissait donc pas d’un mot d’esprit!

La ressemblance entre un lapsus et un jeu de mots peut aller très loin, comme dans le cas communiqué par 0. Rank, où la personne qui a commis le lapsus finit par en rire comme d’un véritable jeu de mots Internat. Zeitschr. f. Psychoanal., I, 1913) :

« Un homme marié depuis peu et auquel sa femme, très soucieuse de conserver sa fraîcheur et ses apparences de jeune fille, refuse des rapports sexuels trop fréquents, me raconte l’histoire suivante qui l’avait beaucoup amusé, ainsi que sa femme : le lendemain d’une nuit au cours de laquelle il avait renoncé au régime de continence que lui imposait sa femme, il se rase dans la chambre à coucher commune et se sert, comme il l’avait déjà fait plus d’une fois, de la houppe déposée sur la table de nuit de sa femme, encore couchée. Celle-ci, très soucieuse de son teint, lui avait souvent défendu d’utiliser sa houppe; elle lui dit donc, contrariée : « Tu me poudres de nouveau avec ta houppe! » Voyant son mari éclater de rire, elle s’aperçoit qu’elle a commis un lapsus (elle voulait dire : tu te poudres de nouveau avec ma houppe) et se met à rire à son tour (dans le jargon viennois pudern – poudrer – signifie coïter; quant à houppe, sa signification symbolique – pour phallus – n’est, dans ce cas, guère douteuse). »

L’affinité qui existe entre le lapsus et le jeu de mots se manifeste encore dans le fait que le lapsus n’est généralement pas autre chose qu’une abréviation :

i) Une jeune fille ayant terminé ses études secondaires se fait inscrire, pour suivre la mode, à la Faculté de Médecine. Au bout de quelques semestres, elle renonce à la médecine et se met à étudier la chimie. Quelques années après, elle parle de ce changement dans les termes suivants : « la dissection, en général, ne m’effrayait pas; mais un jour où je dus arracher les ongles des doigts d’un cadavre, je fus dégoûtée de toute la chimie. »

k) J’ajoute encore un autre cas de lapsus, dont l’interprétation ne présente aucune difficulté. « Un professeur d’anatomie cherche à donner une description aussi claire que possible de la cavité nasale qui, on le sait, constitue un chapitre très difficile de l’anatomie du crâne. Lorsqu’il demande si tous les auditeurs ont bien compris ses explications, il reçoit en réponse un oui unanime. A quoi le professeur, connu pour être un personnage fort présomptueux, répond à son tour : « je le crois difficilement, car les personnes qui se font une idée correcte de la structure de la cavité nasale peuvent, même dans une ville comme Vienne, être comptées sur un doigt... pardon, je voulais dire sur les doigts d’une main. »

h) Le même anatomiste dit une autre fois : « En ce qui concerne les organes génitaux de la femme, on a, malgré de nombreuses tentations (Versuchungen)... pardon, malgré de nombreuses tentatives (Versuche) »...

u) Je dois au docteur Alf. Robitschek ces deux exemples de lapsus qu’il a retrouvés chez un vieil auteur français (Brantôme [1572-1614] : Vies des dames galantes. Discours second). Je transcris ces deux cas dans leur texte original.

« Si ay-je cogneu une très belle et honneste dame de par le monde, qui, devisant avec un honneste gentilhomme de la cour des affaires de la guerre durant ces civiles, elle luy dit : « J’ay ouy dire que le roy a faict rompre tous les c... de ce pays-là. » Elle vouloit dire les ponts. Pensez que, venant de coucher d’avec son mary, ou songeant à son amant, elle avait encor ce nom frais en la bouche; et le gentilhomme s’en eschauffer en amours d’elle pour ce mot. »

« Une autre dame que j’ay cogneue, entretenant une autre grand dame plus qu’elle, et luy louant et exaltant ses beautez, elle luy dit après : « Non, madame, ce que je vous en dis : ce n’est point pour vous adultérer; voulant dire adulatrer, comme elle le rhabilla ainsi : pensez qu’elle songeoit à adultérer. »

Dans le procédé psychothérapeutique dont j’use pour défaire et supprimer les symptômes névrotiques, je me trouve très souvent amené à rechercher dans les discours et les idées, en apparence accidentels, exprimés par le malade, un contenu qui, tout en cherchant à se dissimuler, ne s’en trahit pas moins, à l’insu du patient, sous les formes les plus diverses. Le lapsus rend souvent, à ce point de vue, les services les plus précieux, ainsi que j’ai pu m’en convaincre par des exemples très instructifs et, à beaucoup d’égards, très bizarres. Tel malade parle, par exemple, de sa tante qu’il appelle sans difficulté et sans s’apercevoir de son lapsus, « ma mère »; telle femme parle de son mari, en l’appelant «frère ». Dans l’esprit de ces malades, la tante et la mère, le mari et le frère se trouvent ainsi « identifiés », liés par une association, grâce à laquelle ils s’évoquent réciproquement, ce qui signifie que le malade les considère comme représentant le même type. Ou bien : un jeune homme de 20 ans se présente à ma consultation en me déclarant : « Je suis le père de N. N. que vous avez soigné... Pardon, je veux dire que je suis son frère; il a quatre ans de plus que moi. » Je comprends que par ce lapsus il veut dire que, comme son frère, il est malade par la faute du père, que, tout comme son frère, il vient chercher la guérison, mais que c’est le père dont le cas est le plus urgent. D’autres fois, une combinaison de mots inaccoutumée, une expression en apparence forcée suffisent à révéler l’action d’une idée refoulée sur le discours du malade, dicté par des mobiles tout différents.

C’est ainsi que dans les troubles de la parole, qu’ils soient sérieux ou non, mais qui peuvent être rangés dans la catégorie des « lapsus », je retrouve l’influence, non pas du contact exercé par les sons les uns sur les autres, mais d’idées extérieures à l’intention qui dicte le discours, la découverte de ces idées suffisant à expliquer l’erreur commise. Je ne conteste certes pas l’action modificatrice que les sons peuvent exercer les uns sur les autres; mais les lois qui régissent cette action ne me paraissent pas assez efficaces pour troubler, à elles seules, l’énoncé correct du discours. Dans les cas que j’ai pu étudier et analyser à fond, ces lois n’expriment qu’un mécanisme préexistant dont se sert un mobile psychique extérieur au discours, mais qui ne se rattache nullement aux rapports existant entre ce mobile et le discours prononcé. Dans un grand nombre de substitutions, le lapsus fait totalement abstraction de ces lois de relations tonales. Je suis sur ce point entièrement d’accord avec Wundt qui considère également les conditions du lapsus comme très complexes et dépassant de beaucoup les simples effets de contact exercés par les sons les uns sur les autres.

Mais tout en considérant comme certaines ces «influences psychiques plus éloignées », pour me servir de l’expression de Wundt, je ne vois aucun inconvénient à admettre que les conditions du lapsus, telles qu’elles ont été formulées par Meringer et Mayer, se trouvent facilement réalisées lorsqu’on parle rapidement et que l’attention est plus ou moins distraite. Dans certains des exemples cités par ces auteurs, les conditions semblent cependant avoir été plus compliquées. Je reprends l’exemple déjà cité précédemment .

Es war mir auf der Schwest... Brust so schwer 29.

Je reconnais bien que dans cette phrase la syllabe Schwe a pris la place de la syllabe Bru. Mais ne s’agit-il que de cela? Il n’est guère besoin d’insister sur le fait que d’autres motifs et d’autres relations ont pu déterminer cette substitution. J’attire notamment l’attention sur l’association Schwester-Bruder (sœur-frère) ou, encore, sur l’association Brust der Schwester (la poitrine de la sœur), qui nous conduit à d’autres ensembles d’idées. C’est cet auxiliaire travaillant dans la coulisse qui confrère à l’inoffensive syllabe Schwe la force de se manifester à titre de lapsus.

Pour d’autres lapsus, on peut admettre que c’est une ressemblance tonale avec des mots et des sens obscènes qui est à l’origine de leur production. La déformation et la défiguration intentionnelles de mots et de phrases, que des gens mai élevés affectionnent tant, ne visent en effet qu’à utiliser un prétexte anodin pour rappeler des choses défendues, et ce jeu est tellement fréquent qu’il ne serait pas étonnant que les déformations en question finissent pas se produire à l’insu des sujets et en dehors de leur intention 30. – « Ich fordere Sie auf, auf das Wohl unseres Chefs aufzustossen » (Je vous invite à démolir la prospérité de notre chef); au lieu de : « auf das wohl unseres Chefs anstossen » – « à boire à la prospérité de notre chef »). Il n’est pas exagéré de voir dans ce lapsus une parodie involontaire, reflet d’une parodie intentionnelle. Si j’étais le chef à l’adresse duquel l’orateur a prononcé cette phrase avec son lapsus, je me dirais que les Romains agissaient bien sagement, en permettant aux soldats de l’empereur triomphant d’exprimer dans des chansons satiriques le mécontentement qu’ils pouvaient éprouver à son égard. Meringer raconte qu’il s’est adressé un jour à une personne qui, en sa qualité de membre le plus âgé de la société, portait le titre honorifique, et cependant familier, de « senexl » ou « altes senexl 31 », en lui disant : « Prost 32, senex altesl ». il fut effrayé lorsqu’il s’aperçut de son lapsus (p. 50). On comprendra son émotion, si l’on songe combien le mot « Altesl » ressemble à l’injure : « Alter Esel 33 ». Le manque de respect envers les plus âgés (chez les enfants, envers le père) entraîne de graves châtiments.

J’espère que les lecteurs ne refuseront pas toute valeur aux distinctions que j’établis en ce qui concerne l’interprétation des lapsus, bien que ces distinctions ne soient pas susceptibles de démonstration rigoureuse, et qu’ils voudront bien tenir compte des exemples que j’ai moi-même réunis et analysés. Et si je persiste à espérer que les cas de lapsus, même les plus simples en apparence, pourront un jour être ramenés à des troubles ayant leur source dans une idée à moitié refoulée, extérieure à la phrase ou au discours qu’on prononce, j’y suis encouragé par une remarque intéressante de Meringer lui-même. Il est singulier, dit cet auteur, que personne ne veuille reconnaître avoir commis un lapsus. Il est des gens raisonnables et honnêtes qui sont offensés, lorsqu’on leur dit qu’ils se sont rendus coupables d’une erreur de ce genre. Je ne crois pas que ce fait puisse être généralisé dans la mesure où le fait Meringer, en employant le mot « personne ». Mais les signes d’émotion qu’on suscite en prouvant à quelqu’un qu’il a commis un lapsus, et qui sont manifestement très voisins de la honte, ces signes sont significatifs. Ils sont de même nature que la contrariété que nous éprouvons, lorsque nous ne pouvons retrouver un nom oublié, que l’étonnement que nous cause la persistance d’un souvenir apparemment insignifiant : dans tous ces cas le trouble est dû vraisemblablement à l’intervention d’un motif inconscient.

La déformation de noms exprime le mépris, lorsqu’elle est intentionnelle, et on devrait lui attribuer la même signification dans toute une série de cas où elle apparaît comme un lapsus accidentel. La personne qui, selon Mayer, dit une première fois « Freuder » pour « Freud», parce qu’elle avait prononcé quelques instants auparavant le nom de « Breuer » (p. 38), et qui, une autre fois, parla de la méthode de « Freuer-Breud ), au lieu de : « Freud-Breuer » (p. 28), était un collègue qui n’était pas enchanté de ma méthode. Je citerai plus loin, à propos des erreurs d’écriture, un autre cas de déformation d’un nom, justiciable de la même explication 34.

Dans ces cas intervient, à titre de facteur perturbateur, une critique que nous pouvons laisser de côté, parce qu’elle ne correspond pas à l’intention de celui qui parle, au moment même où il parle.

En revanche, la substitution d’un nom à un autre, l’appropriation d’un nom étranger, l’identification au moyen d’un lapsus signifient certainement l’usurpation d’un honneur dont, pour une raison ou une autre, on n’a pas conscience au moment où on s’en rend coupable. M. S. Ferenczi raconte un fait de ce genre remontant au temps où il était encore écolier :

« Alors que j’étais élève de la première classe (c’est-à-dire de la classe la plus élémentaire) du lycée, j’eus à réciter (pour la première fois dans ma vie) publiquement (c’est-à-dire devant toute la classe) une poésie. Je m’étais très bien préparé et fus tout étonné d’entendre mes camarades éclater de rire dès les premiers mots que je prononçai. Le professeur s’empressa de m’expliquer la cause de ce singulier accueil : j’avais énoncé très correctement le titre de la poésie « Aus der Ferne », mais au lieu de donner le nom exact de l’auteur, j’avais donné le mien. Or le nom de l’auteur était : Alexander (Sándor) Petöfi. La similitude des prénoms (je m’appelle, moi aussi, Sándor) a sans doute favorisé la confusion; mais sa véritable cause résidait certainement dans le fait que je m’identifiais alors dans mes secrets désirs avec le héros célébré dans ce poème. Et, même consciemment, j’avais pour lui un amour et une estime qui confinaient à l’adoration. C’est naturellement ce malheureux complexe à base d’ambition qui est responsable de mon acte manqué. »

Un autre cas d’identification par appropriation du nom d’une autre personne m’a été raconté par un jeune médecin qui, timide et respectueux, se présenta au célèbre Virchow, en se nommant : « Le Docteur Virchow. » Étonné, le professeur se retourna et lui demanda : « Tiens, vous vous appelez également Virchow? » J’ignore comment le jeune ambitieux a expliqué son lapsus, s’il s’est tiré d’affaire en disant qu’en présence de ce grand nom il s’était senti tellement petit qu’il en avait oublié le sien ou s’il a eu le courage d’avouer qu’il espérait devenir un jour aussi célèbre que Virchow et qu’il priait M. le Conseiller Intime de ne pas le traiter avec trop de mépris : toujours est-il que l’une de ces deux raisons (et peut-être les deux à la fois) a certainement provoqué l’erreur que le jeune homme a commise en se présentant.

Pour des motifs personnels, je suis obligé de n’être pas trop affirmatif quant à l’interprétation du cas suivant. Au cours du Congrès International tenu à Amsterdam en 1907, la conception de l’hystérie formulée par moi fut l’objet de très vives discussions. Un de mes adversaires les plus acharnés s’était laissé tellement gagner par la chaleur de ses attaques que, se substituant à moi, il avait à plusieurs reprises parlé en mon nom. Il disait par exemple : « On sait que Breuer et moi avons montré... », alors qu’il voulait dire « Breuer et Freud... » Il y a aucune ressemblance entre le nom de mon adversaire et le mien. Cet exemple, parmi beaucoup d’autres du même genre, de lapsus par substitution de noms montre que le lapsus n’a nullement besoin de la facilité que lui offre la ressemblance tonale et qu’il peut se produire à la faveur de rapports cachés, de nature purement psychique.

Dans d’autres cas, beaucoup plus significatifs, c’est la critique dirigée contre soi-même, c’est une opposition intime contre ce qu’on se propose de dire, qui déterminent le remplacement de l’énoncé voulu par son contraire. On constate alors avec étonnement que l’énoncé d’une affirmation, d’une assurance, d’une protestation, est en contradiction avec l’intention véritable et que le lapsus met à nu une absence de sincérité profonde 35. Le lapsus devient ici un moyen d’expression mimique; il sert d’ailleurs souvent à exprimer ce qu’on ne voulait pas dire, à se trahir soi-même. Tel est, par exemple, le cas de cet homme qui dédaigne les rapports sexuels dits « normaux » et qui dit, au cours d’une conversation où il est question d’une jeune fille connue pour sa coquetterie : « si elle était avec moi, elle désapprendrait vite à koëttieren ». Il n’est pas difficile de voir que le mot koëttieren (mot inexistant), employé à la place du mot kokettieren (coquetter), n’est que le reflet déformé du mot koitieren (coïter) qui, du fond de l’inconscient, a déterminé ce lapsus. Et voilà un autre cas : « Nous avons un oncle qui nous en veut de ne pas être venus le voir depuis des mois. Nous apprenons qu’il a changé d’appartement et nous saisissons cette occasion pour lui faire enfin une visite. Il parait content de nous voir, et lorsque nous prenons congé de lui, il nous dit très affectueusement : « J’espère désormais vous voir plus rarement qu’auparavant. »

Par une coïncidence favorable, les mots du langage peuvent occasionnellement déterminer des lapsus qui vous bouleversent comme des révélations inattendues ou produisent l’effet comique d’un mot d’esprit achevé.

Tel est, par exemple, le cas observé et communiqué par le Dr Reitler :

« Votre chapeau neuf est ravissant, dit une dame à une autre, sur un ton admiratif; c’est vous-même qui l’avez si prétentieusement orné? » (aufgepatzt, au lieu de aufgeputzt, garni).

« Les éloges que la dame voulait adresser à son amie durent en rester là; car la critique qu’elle avait formulée dans son for intérieur, en trouvant la garniture du chapeau (HutaufPUTZ) prétentieuse (eine PATZerei), s’est trop bien manifestée dans le malencontreux lapsus, pour que quelques phrases d’admiration conventionnelle aient pu paraître sincères. »

Moins sévère mais également évidente, l’intention critique de l’exemple suivant :

« Une dame est en visite chez une amie, qui finit par la lasser par son bavardage incessant et insupportable. Elle réussit à couper la conversation et à prendre congé, lorsque son amie, qui l’a accompagnée dans l’antichambre, l’arrête de nouveau et recommence à l’abasourdir par un flot de paroles que l’autre est obligée d’écouter, la main sur le bouton de la porte. Elle réussit enfin à l’interrompre par cette question : « Êtes-vous chez vous dans l’antichambre (Vorzimmer)? » L’étonnement de l’amie lui révèle son lapsus. Fatiguée par le long stationnement dans l’antichambre (Vorzimmer), elle voulait mettre fin au bavardage, en demandant : « Êtes-vous chez vous le matin (Vormittag)? » et trahit ainsi l’impatience que lui causait ce nouveau retard.

L’exemple suivant, communiqué par le Dr Max Graf témoigne d’une absence de sang-froid et de maîtrise de soi :

« Au cours de la réunion générale de l’association de journalistes Cancordia, un jeune et besogneux sociétaire prononce un violent discours d’opposition et laisse échapper, dans son emportement, les mots suivants : « Messieurs les membres des avances (VORSCHUSSmitglieder).» Il voulait dire : messieurs les membres du bureau (VORstandsmitglieder) ou du comité (AussCHUSSmitglieder); les uns et les autre avaient en effet le droit d’accorder des avances, et le jeune orateur venait justement de leur adresser une demande de prêt. »

Nous avons vu, dans l’exempleVorschwein, qu’un lapsus se produit facilement, lorsqu’on s’efforce de réprimer des mots injurieux. Il constitue alors une sorte de dérivatif. En voici un exemple :

Un photographe qui s’était juré, dans ses rapports avec ses employés maladroits, d’éviter les termes empruntés à la zoologie, dit à un apprenti qui, voulant vider un grand vase plein, répand la moitié de son contenu à terre : « Dites donc, l’homme, vous auriez dû commencer par transvaser un peu de liquide. » Seulement, au lieu d’employer le mot correct : «chöpfen (transvaser), il a lâché le mot schäfsen (de Schaf – mouton). Et aussitôt après il dit à une de ses employées qui, par inadvertance, a détérioré une douzaine de plaques assez chères : « On dirait que vous avez les cornes brûlées (Horn verbrannt). » Il voulait dire :« les mains brûlées» (Hand verbrannt).

Dans l’exemple suivant nous avons un excellent cas d’aveu involontaire par lapsus. Certaines des circonstances qui l’ont accompagné justifient sa reproduction complète d’après la communication publiée par M. A. A. Brill dans Zentralbl. f. Psychoanalyse (2e année, 1) 36.

« Je me promène un soir avec le Dr Frink, et nous nous entretenons des affaires de la Société Psychanalytique de New York. Nous rencontrons un collègue, le Dr R., que je n’ai pas vu depuis des années et dont j’ignore totalement la vie privée. Nous sommes très contents, l’un et l’autre, de nous retrouver, et nous nous rendons, sur ma proposition, dans un café où nous passons deux heures dans une conversation animée. R. paraissait être au courant de ma vie, car, après les salutations d’usage, il me demande des nouvelles de mon enfant et ajoute qu’il a souvent de mes nouvelles par un ami commun et qu’il s’intéresse à ce que je fais, depuis qu’il a été mis au courant de mes travaux par les journaux médicaux. Lorsque je lui demande s’il est marié, il répond négativement et ajoute:« Pourquoi voulez-vous qu’un homme comme moi se marie?»

« Au moment de quitter le café, il s’adresse brusquement à moi : «Je voudrais bien savoir ce que vous feriez dans un cas comme celui-ci : je connais une infirmière qui est impliquée, à titre de complice, dans un procès en divorce. La femme a intenté le procès à son mari, dénoncé la complicité de l’infirmière, et il a obtenu le divorce 37.» Ici je l’interromps : « vous voulez dire qu’elle a obtenu le divorce.» Il se reprend aussitôt:« Naturellement, c’est elle qui a obtenu le divorce », et il me raconte ensuite que le procès et le scandale qu’il a soulevé ont tellement bouleversé l’infirmière qu’elle s’est mise à boire, que ses nerfs sont complètement ébranlés, etc., et il me demande un conseil sur la manière de la traiter.

« Dès que j’eus relevé son erreur, je le priai de me l’expliquer, mais je reçus les réponses étonnées habituelles : n’avons-nous pas tous le droit de nous tromper? Après tout, ce n’est qu’un accident, dont il est oiseux de chercher la signification, etc. Je réplique en disant que chaque lapsus a ses causes et ses raisons, que je serais tenté de croire qu’il est lui-même le héros de l’histoire qu’il vient de me raconter, s’il ne m’avait pas dit auparavant qu’il n’était pas marié; car le lapsus s’expliquerait par son désir de voir le procès se terminer à son avantage et non en faveur de sa femme afin de n’avoir pas à lui servir de pension alimentaire et de pouvoir se remarier à New York. Il écarte obstinément mes soupçons, mais manifeste en même temps une réaction affective exagérée, donne des signes d’excitation évidents et finit par éclater de rire. Lorsque je l’invite à me dire la vérité, dans l’intérêt de l’explication scientifique, je reçois la réponse suivante : « Si vous ne voulez pas entendre de ma bouche un mensonge, vous devez croire à mon célibat et vous persuader que votre explication psychanalytique est totalement fausse. » Et il ajoute que des hommes comme moi qui s’attachent aux détails les plus insignifiants sont tout simplement dangereux. Puis il se souvient d’un autre rendez-vous et prend congé de nous.

« Nous étions cependant, le Dr Frink et moi, convaincus de l’exactitude de mon explication; aussi me décidai-je à en obtenir la preuve ou la contre-preuve, en cherchant des renseignements ailleurs. Je me rendis donc, quelques jours plus tard, en visite chez un voisin, un vieil ami du Dr R., qui confirma en tous points mon explication. Le procès avait eu lieu quelques semaines auparavant, l’infirmière ayant été citée comme complice. – Le Dr R. est maintenant convaincu de l’exactitude des mécanismes freudiens. »

L’aveu involontaire perce également, à n’en pas douter, dans le cas suivant communiqué par M. O. Rank :

« Un père, qui n’est guère patriote et qui voudrait élever ses enfants sans leur inculquer le sentiment patriotique qu’il considère comme superflu, blâme ses fils d’avoir pris part à une manifestation patriotique; ceux-ci invoquant l’exemple de leur oncle, le père s’écrie : « votre oncle est le dernier homme que vous devriez imiter; c’est un idiot» (la prononciation allemande est idiote). Voyant l’expression étonnée de ses enfants, que ce ton surprend, le père s’aperçoit qu’il a commis un lapsus et dit en s’excusant : « J’ai naturellement voulu dire : patriote. »

M. J. Stärcke rapporte un cas de lapsus dans lequel l’auteur (une dame) reconnaît elle-même un aveu involontaire; M. Stärcke fait suivre son récit d’une remarque excellente, bien que dépassant les limites d’une simple interprétation (1. c.).

« Une femme-dentiste promet à sa sœur de l’examiner un jour, afin de voir si les faces latérales de ses deux grosses molaires sont en contact (c’est-à-dire s’il n’existe pas entre elles un intervalle où puissent rester des débris alimentaires). Mais la dentiste tardant à tenir sa promesse, sa sœur dit en plaisantant : « Elle soigne bien une collègue en ce moment; quant à sa sœur, elle la fait toujours attendre. » Enfin la dentiste se décide à pratiquer l’examen promis, trouve en effet une petite cavité dans une des molaires et dit : « Je ne croyais pas que la dent fût si malade : je croyais seulement qu’il n’y avait pas de « comptant » (Kontant)...je veux dire de « contact » (Kontakt). » « Tu vois bien, répliqua sa sœur en riant, que c’est seulement par avarice que tu m’as fait attendre plus longtemps que tes malades payants! »

(Je n’ai évidemment pas le droit de substituer mes idées à celles de cette dame, ni d’en tirer des conclusions, mais en entendant le récit de ce lapsus, j’ai pensé que ces deux jeunes femmes charmantes et intelligentes n’étaient pas mariées et connaissaient très peu de jeunes gens; et je me suis demandé si elles n’auraient pas plus de contact avec des jeunes gens, si elles avaient plus de comptant). »

Voici un autre lapsus auquel on peut attribuer la signification d’un aveu involontaire. Je cite le cas d’après Th. Reik (1. c.).

« Une jeune fille allait être fiancée à un jeune homme qui ne lui était pas sympathique. Afin de rapprocher les jeunes gens, les parents conviennent d’un rendez-vous auquel assistent les fiancés éventuels. La jeune fille a assez de tact et de sang-froid pour ne pas montrer au prétendant, qui est très galant envers elle, les sentiments peu favorables qu’il lui inspire. Cependant, à sa mère qui lui demande comment elle a trouvé le jeune homme, elle ré-pond poliment : « il est tout à fait désagréable (liebensWIDRiG, au lieu de liebensWÜRDIG – aimable). »

Non moins intéressant à cet égard est un autre lapsus que M. 0. Rank décrit (Internat. Zeitschr. f Psychoanal.) comme un « lapsus spirituel ».

« il s’agit d’une femme mariée qui aime entendre raconter des anecdotes et ne dédaigne pas les aventures extraconjugales, lorsqu’elles sont récompensées par des cadeaux en conséquence. Un jour, un jeune homme qui sollicite ses faveurs lui raconte, non sans intention, l’histoire suivante bien connue : « Un négociant sollicite les faveurs de la femme, quelque peu prude, de son associé et ami; elle lui promet enfin de lui céder, en échange d’une somme de mille florins. Le mari de la dame devant s’absenter sur ces entrefaites, l’associé lui emprunte mille florins en lui promettant de les rembourser le lendemain même à sa femme. Il va sans dire qu’en remettant à celle-ci la somme en question, il lui fait croire que cette somme, dont il tait naturellement la provenance, représente le cadeau promis. Lorsque le mari, à son retour, lui réclame les mille florins que devait lui remettre son associé, elle se croit découverte, et l’histoire se termine pour elle non seulement par un préjudice matériel, mais encore par un affront. » – Lorsque le jeune homme, au cours de son récit, en est arrivé au passage où le séducteur dit à son associé : « je rembourserai demain cet argent à ta femme », son auditrice l’interrompt par ces mots significatifs : «Dites donc, ne me l’avez-vous pas déjà remboursé... pardon, je voulais dire : raconté? » Elle ne pouvait guère avouer plus nettement, à moins de l’exprimer directement, qu’elle était toute disposée à se donner dans les mêmes conditions. »

M. V. Tausk publie (dans Internat. Zeitschr. f Psychoanal., IV, 1916) un beau cas d’aveu involontaire, avec solution inoffensive, sous ce titre : La foi des pères.

« Comme ma fiancée était chrétienne, raconte M. A., et ne voulait pas se convertir au judaïsme, j’ai été obligé, pour pouvoir me marier, de me convertir du judaïsme au christianisme. Ce n’est pas sans une résistance intérieure que j’ai changé de confession, mais la fin me semblait justifier cette conversion, et cela d’autant plus que je ne possédais aucune conviction religieuse et que je n’étais rattaché au judaïsme que par des liens purement extérieurs. Mais malgré ma conversion, je n’ai jamais désavoué le judaïsme, et parmi mes relations peu de gens savent que je suis converti.

« De mon mariage sont nés deux fils, tous deux baptisés selon les rites chrétiens. Lorsque mes garçons eurent atteint un certain âge, je les mis au courant de leurs origines juives, afin que, subissant les influences antisémites de l’école, ils n’y trouvent pas une raison superflue et absurde de se retourner contre leur père.

« Il y a quelques années, je passais mes vacances avec mes garçons, qui fréquentaient alors l’école primaire, à D., dans une famille d’instituteurs. Un jour la femme de l’instituteur (ils étaient d’ailleurs l’un et l’autre amicalement disposés à notre égard), qui ne se doutait pas de nos origines juives, se livra à quelques invectives assez violentes contre les Juifs. J’aurais dû relever bravement le défi, pour donner à mes fils un exemple de «courage de mes opinions », mais je reculai devant les explications désagréables qui auraient certainement suivi mon aveu. Je fus encore retenu par la crainte d’avoir à quitter l’agréable séjour que nous avions trouvé et de gâter les vacances, déjà assez courtes, dont nous disposions, mes enfants et moi, au cas où nos hôtes, apprenant que nous sommes juifs, auraient adopté à notre égard une attitude inamicale.

« Craignant cependant que mes garçons, qui n’avaient pas les mêmes raisons de se retenir que moi, ne finissent par trahir naïvement et sincèrement la fatale vérité, s’ils continuaient à assister à la conversation, je pris la décision de les éloigner, en les envoyant dans le jardin.

« Allez dans le jardin, Juifs », dis-je; mais je me corrigeai aussitôt : « garçons ». (Confusion entre les mots Juden – juifs, et Jungen-garçons). C’est ainsi qu’il m’a fallu commettre un lapsus pour exprimer le « courage de mes opinions.» Mes hôtes n’ont sans doute tiré de ce lapsus, dont ils ne voyaient pas la signification, aucune conclusion ; quant à moi, j’en ai tiré cette leçon qu’on ne renie pas impunément la foi de ses pères, lorsqu’on est fils soi-même et qu’on a des fils. »

Et voici un cas moins anodin et que je ne communiquerais pas, s’il n’avait été consigné, pendant l’audience même, par le magistrat, en vue de cette collection :

Un réserviste accusé de vol avec effraction répond à une question concernant sa situation militaire : « Je fais toujours partie de la territoriale, attendu que je n’ai pas encore été libéré de ce service. » C’est du moins ce qu’il voulait dire; mais au lieu d’employer le mot correct DIENSTstellung, il a commis un lapsus, en disant DIEBSstellung (le mot Dieb signifiant voleur).

Le lapsus est assez amusant, lorsque le malade s’en sert pour confirmer, au cours d’une contradiction, ce que le médecin cherche à établir pendant un examen psychanalytique. J’avais un jour à interpréter le rêve d’un de mes patients, rêve au cours duquel s’était présenté le nom Jauner. Le rêveur connaissait une personne portant ce nom, mais il était impossible de trouver la raison pour laquelle cette personne était mêlée au rêve; aussi risquai-je la supposition que ce pouvait être à cause de la ressemblance qui existe entre ce nom Jauner et le mot injurieux Gauner (escroc). Le patient nia avec énergie et colère, mais tout en niant il commit un lapsus dans lequel la lettre g se trouvait également remplacée par la lettre j : il me dit notamment que ma supposition était trop « risquée », mais en substituant au mot gewagt le mot (inexistant) jewagt. Il m’a suffi d’attirer son attention sur ce lapsus, pour obtenir la confirmation de mon interprétation.

Lorsque, dans une discussion sérieuse, l’un des deux adversaires commet un lapsus de ce genre, qui lui fait dire le contraire de ce qu’il voulait, cela le met dans un état d’infériorité par rapport à l’autre, qui manque rarement de profiter de l’amélioration de sa position.

Dans de tels cas, il devient évident que, d’une façon générale, les hommes attachent aux lapsus et autres actes manqués la même signification que celle que nous préconisons dans cet ouvrage, alors même qu’en théorie ils ne sont pas partisans de notre manière de voir et qu’ils ne sont pas disposés, en ce qui les concerne personnellement, à renoncer aux avantages qu’ils retirent le cas échéant de l’indifférence dont jouissent les actes manqués. L’hilarité et la moquerie que ces erreurs de langage provoquent au moment décisif témoignent contre l’opinion généralement admise, d’après laquelle ces erreurs seraient des lapsus linguae purs et simples, sans aucune portée psychologique. Ce fut un personnage de l’importance du chancelier de Bülow qui, voulant sauver une situation et défendre son empereur (Nov. 1907), commit dans son discours un lapsus qui pouvait donner raison à ses adversaires :

« En ce qui concerne le présent, le cours nouveau inauguré par Guillaume Il, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit il y a un an, à savoir qu’il serait inexact et injuste de parler d’un cercle de conseillers responsables inspirant notre empereur (vives exclamations : irresponsables!)... je voulais dire de conseillers irresponsables. Excusez ce lapsus linguae. » (Hilarité.)

Grâce à l’accumulation de négations, la phrase du prince de Bülow a pu passer inaperçue pour une partie du public; en outre, la sympathie dont jouissait l’orateur et la difficulté de sa tâche, dont tout le monde se rendait compte, ont eu cet effet que personne n’a songé à exploiter contre lui ce lapsus. Il en fut autrement d’un autre lapsus, commis une année plus tard, dans cette même enceinte du Reichstag, par un député qui, voulant dire qu’on doit faire connaître à l’Empereur la vérité « sans ménagements » (rückhaltlos) a, malgré lui, trahi le véritable sentiment qu’abritait sa loyale poitrine :

« Dép. Lattmann (national allemand) : Dans cette question de l’adresse, nous devons nous placer sur le terrain de l’ordre du jour de nos travaux. Aussi le Reichstag a-t-il le droit de faire parvenir à l’Empereur une adresse de ce genre. Nous croyons que l’unité des désirs et des idées du peuple allemand exige aussi que nous soyons d’accord sur les vérités que nous voulons faire connaître à l’empereur et, si nous devons le faire en tenant compte de nos sentiments monarchiques, nous sommes également en droit de le faire l’échine courbée (rückgratlos). (Hilarité bruyante qui dure plusieurs minutes.) Messieurs, je voulais dire non (d’échine courbée» (rückgratlos), mais «sans ménagements » (rückhaltlos) et nous voulons espérer que, dans les moments pénibles que nous traversons, l’Empereur voudra bien prendre en considération cette manifestation franche et sincère de son peuple. »

Le journal Vorwaerts n’a pas manqué, dans son numéro du 12 Novembre 1906, de relever la signification psychologique de ce lapsus :

« L’échine courbée devant le trône impérial. »

« Jamais un député n’a aussi bien caractérisé, par un aveu involontaire, sa propre attitude et l’attitude de la majorité parlementaire à l’égard du monarque, que le fit l’antisémite Lattmann qui, le deuxième jour de l’interpellation, déclara dans un accès de pathos solennel que lui et ses amis voulaient dire la vérité au Kaiser, l’échine courbée (rückgratlos).

« La bruyante hilarité qu’avaient provoquée ses paroles a étouffé la suite du discours de ce malheureux qui se mit à balbutier, pour s’excuser et assurer qu’il voulait dire « sans ménagements » (rückhaltlos) ».

Nous trouvons dans Wallenstein (Piccolomini, I, 5) un joli exemple de lapsus ayant pour but, moins de souligner l’aveu de celui qui parle, que d’orienter l’auditeur qui se trouve hors de la scène. Cet exemple nous montre que le poète qui se sert de ce moyen connaissait bien le mécanisme et la signification du lapsus. Dans la scène précédente, Max Piccolomini avait passionnément pris parti pour le duc, en exaltant les bienfaits de la paix, dont il a eu la révélation au cours du voyage qu’il a fait pour accompagner au camp la fille de Wallenstein. Il laisse son père et l’envoyé de la cour dans la plus profonde consternation. Et la scène se poursuit :

QUESTENBERG. – Malheur à nous! Où en sommes-nous, amis? Et le laisserons-nous partir avec cette chimère, sans le rappeler et sans lui ouvrir immédiatement les yeux?

OCTAVIO (tiré d’une profonde réflexion). – Les miens sont ouverts et ce que je vois est loin de me réjouir.

QUESTENBERG. – De quoi s’agit-il, ami?

OCTAVIO. – Maudit soit ce voyage!

QUESTENBERG. – Pourquoi? Qu’y a-t-il?

OcTAvio. – Venez! Il faut que je suive sans tarder la malheureuse trace, que je voie de mes yeux... Venez! (Il veut l’emmener.)

QUESTENBERG. – Qu’avez-vous? Où voulez-vous aller?

OCTAVIO (pressé). – Vers elle!

QUESTENBERG. – Vers...

OCTAVIO (se reprenant). – Vers le duc! Allons! etc.

Ce petit lapsus : « vers elle », au lieu de « vers lui », est fait pour nous révéler que le père a deviné la raison du parti pris par son fils, pendant que le courtisan se plaint de « ne rien comprendre à toutes ces énigme ».

M. Otto Rank a trouvé dans le Marchand de Venise, de Shakespeare, un autre exemple d’utilisation poétique du lapsus. Je cite la communication de Rank d’après Zentralbl.f Psychoanalyse, I, 3 :

« On trouve dans le Marchand de Venise, de Shakespeare (troisième acte, scène II), un cas de lapsus très finement motivé au point de vue poétique et d’une brillante mise en valeur au point de vue technique; comme l’exemple relevé par Freud dans Wallenstein, il prouve que les poètes connaissent bien le mécanisme et le sens de cet acte manqué et supposent chez l’auditeur sa compréhension. Contrainte par son père à choisir un époux par le tirage au sort, Portia a réussi jusqu’ici à échapper par un heureux hasard à tous les prétendants qui ne lui agréaient pas. Ayant enfin trouvé en Bassanio celui qui lui plaît, elle doit craindre qu’il ne tire lui aussi le mauvais lot. Elle voudrait donc lui dire que même alors il pourrait être sûr de son amour, mais le vœu qu’elle a fait l’empêche de le lui faire savoir. Alors qu’elle est en proie à cette lutte intérieure, le poète lui fait dire au prétendant qui lui est cher .

« Je vous en prie : restez; demeurez un jour ou deux, avant de vous en rapporter au hasard, car si votre choix est mauvais, je perdrai votre société. Attendez donc. Quelque chose me dit (mais ce n’est pas l’amour) que j’aurais du regret à vous perdre... Je pourrais vous guider, de façon à vous apprendre à bien choisir, mais je serais parjure, et je ne le voudrais pas. Et c’est ainsi que vous pourriez ne pas m’avoir; et alors vous me feriez regretter de ne pas avoir commis le péché d’être parjure. Oh, ces yeux qui m’ont troublée et partagée en deux moitiés : l’une qui vous appartient, l’autre qui est à vous... qui est à moi, voulais-je dire. Mais si elle m’appartient, elle est également à vous, et ainsi vous m’avez tout entière. »

« Cette chose, à laquelle elle aurait voulu seulement faire une légère allusion, parce qu’au fond elle aurait dû la taire, à savoir qu’avant même le choix elle était à lui tout entière et l’aimait, l’auteur, avec une admirable finesse psychologique, la laisse se révéler dans le lapsus et sait par cet artifice calmer l’intolérable incertitude de l’amant, ainsi que l’angoisse également intense des spectateurs quant à l’issue du choix. »

Étant donné l’intérêt que présente cette adhésion de grands poètes à notre manière d’envisager le lapsus, je crois opportun de citer, d’après M. E. Jones 38, un troisième exemple de ce genre :

« Dans un article récemment publié, Otto Rank 39 attire l’attention sur un joli exemple dans lequel Shakespeare fait commettre à un de ses personnages, Portia, un lapsus par lequel elle révèle sa pensée secrète à un auditeur attentif. Je me propose de rapporter un exemple analogue, emprunté à l’un des chefs-d’œuvre du romancier anglais George Meredith, intitulé The Egoist. Voici, brièvement résumée, l’action du roman : Sir Willoughby Patterne, un aristocrate très admiré par ses pairs, devient le fiancé d’une Miss Konstantia Durham. Elle découvre chez lui un égoïsme extraordinaire qu’il a cependant toujours réussi à dissimuler devant le monde et, pour échapper au mariage, elle se sauve avec un capitaine nommé Oxford. Quelques années plus tard, le même aristocrate devient le fiancé de Miss Klara Middleton. La plus grande partie du livre est consacrée à la description détaillée du conflit qui surgit dans l’âme de Miss Klara Middleton, lorsqu’elle découvre dans le caractère de son fiancé le même trait dominant. Des circonstances extérieures et le sentiment d’honneur l’enchaînent à la parole donnée, alors que le fiancé lui inspire un mépris de plus en plus profond. Elle se confie en partie à Vernon Whitford (qu’elle finira d’ailleurs par épouser), cousin et secrétaire de son fiancé. Mais celui-ci, par loyauté à l’égard de Patterne et pour d’autres raisons, se tient sur la réserve.

« Dans un monologue où elle parle de ses chagrins, Klara s’exprime ainsi : « Si un homme noble pouvait me voir telle que je suis et ne pas dédaigner de me venir en aide! Oh! m’évader de cette prison pleine d’épines et de broussailles! Je suis impuissante à me frayer le chemin toute seule. Je suis une lâche. Je crois qu’un simple signe du doigt suffirait à me changer. Je pourrais m’échapper vers un camarade, les chairs ensanglantées, poursuivie par le mépris et des cris de réprobation... Konstantia a rencontré un soldat. Elle a peut-être prié, et sa prière a été exaucée. Elle n’a pas bien fait. Oh, mais combien je l’aime pour ce qu’elle a fait! Son nom était Harry Oxford... Elle n’a pas hésité, elle a fait sauter les chaînes, elle est allée ouvertement vers l’autre. Courageuse jeune fille, que doistu penser de moi? C’est que moi, je n’ai pas un Harry Whitford, je suis seule. »

« La soudaine révélation qu’elle a prononcé le nom Whitford, à la place de celui d’Oxford, a été pour elle un coup terrible et a fait monter tout son sang au visage.

« Il est évident que la terminaison ford, commune aux deux noms, a dû faciliter la confusion et fournir à beaucoup une explication suffisante du lapsus. Mais le poète nous en fait voir la vraie raison, la raison profonde.

« Le même lapsus se reproduit dans un autre passage. Il est suivi de cette perplexité spontanée, de ce changement brusque du sujet que la psychanalyse et les travaux de Jung sur les associations nous ont fait connaître et qui ne se produisent que lors de l’intervention d’un complexe demi-conscient. En parlant de Whitford, Patterne dit sur un ton protecteur : « Fausse alerte! Le brave vieux Vernon est tout à fait incapable de faire quelque chose d’extraordinaire. » Et Klara de répondre : « Mais si Oxford...Whitford... voyez donc vos cygnes qui traversent le lac. Comme ils sont beaux, lorsqu’ils sont en colère! Que voulais-je donc vous demander? Ah, oui : ne croyez-vous pas que ce soit décourageant pour un homme de voir que1qu’un être l’objet d’une admiration universelle et visible? » Ce fut pour Willoughby une révélation subite, et il se leva plein de morgue.

« Dans un autre passage encore Klara trahit par un autre lapsus son secret désir d’union intime avec Vernon Whitford. Parlant à un jeune garçon, elle dit : « dis ce soir à Mr Vernon... dis ce soir à Mr Whitford... etc. 40 ».

La manière de considérer le lapsus que nous préconisons ici, résiste à toutes les épreuves et trouve sa confirmation même dans les cas les plus insignifiants. J’ai eu plus d’une fois l’occasion de montrer que les erreurs de langage, même les plus naturelles en apparence, ont un sens et se prêtent à la même explication que les cas les plus frappants. Une malade qui, contrairement à mon avis, veut de sa propre initiative entreprendre une brève excursion à Budapest, cherche à se justifier devant moi, en me disant qu’elle ne part que pour trois jours, mais commet un lapsus et dit : «que pour trois semaines.» Elle me montre ainsi qu’en dépit de mes objections elle aime mieux rester trois semaines que trois jours dans une société qui, à mon avis, ne lui convient pas. – Je veux m’excuser un soir de n’être pas venu chercher ma femme au théâtre. Je dis : « J’étais devant le théâtre à dix heures dix. » On me corrige :« tu voulais dire à dix heures moins dix. » Il est évident que c’est là ce que je voulais dire, car si j’étais venu à dix heures dix, je n’aurais pas d’excuse. On m’avait bien dit que la fin de la représentation était annoncée pour avant dix heures. Lorsque je suis arrivé devant le théâtre, les lumières du vestibule étaient éteintes, et il n’y avait plus personne. l’a représentation s’était terminée plus tôt, et ma femme était partie sans m’attendre. En regardant ma montre, j’avais constaté qu’il était dix heures moins cinq. Mais je me suis proposé de présenter à la maison mon cas sous un aspect plus favorable et de dire qu’il était dix heures moins dix. Le lapsus a malheureusement neutralisé mon intention et révélé mon petit mensonge, en me faisant avancer une faute plus grave que celle dont j’étais réellement coupable.

De ces troubles de la parole, on passe à d’autres qui ne peuvent plus être décrits comme de simples lapsus, parce que, tels le bredouillement et le bégaiement, ils portent non sur tel mot isolé, mais sur le rythme et le mode de prononciation du discours tout entier. Mais dans les cas de cette catégorie, comme dans ceux de la première, c’est le conflit intérieur qui nous est révélé par le trouble de la parole. Je ne crois vraiment pas que quelqu’un puisse commettre un lapsus au cours d’une audience auprès de Sa Majesté, dans une sérieuse déclaration d’amour ou lorsqu’il s’agit de défendre devant les jurés son honneur et son nom, bref dans tous les cas où, comme on le dit avec juste raison, on est tout entier à ce qu’on fait et dit. Nous devons (et nous avons l’habitude de le faire) introduire, jusque dans l’appréciation du style dont se sert un auteur, le principe d’explication qui nous est indispensable, lorsque nous voulons remonter aux causes d’un lapsus isolé. Une manière d’écrire claire et franche montre que l’auteur est d’accord avec lui-même, et toutes les fois où nous rencontrons un mode d’expression contraint, sinueux, fuyant, nous pouvons dire, sans risque de nous tromper, que nous nous trouvons en présence d’idées compliquées, manquant de clarté, exposées sans assurance, comme avec une arrière-pensée critique 41.

Depuis la première publication de ce livre, des amis et collègues étrangers ont commencé à prêter attention aux lapsus qu’ils pouvaient observer dans leurs pays respectifs. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, ils ont découvert que les lois du lapsus sont les mêmes dans toutes les langues. Aussi ont-ils pu recourir avec succès aux mêmes interprétations que celles dont j’ai usé moi-même dans mes propres exemples. Je ne citerai ici qu’un exemple entre mille :

« Le Dr A. A. Brill (de New York) raconte: «A friend described to me a nervous patient and wished to know whether I could remove benefit him. I remarked, I believe that in time I could remove all his symptoms by psych analysis because it is a durable case wishing to say « curable! » «( A contribution to the Psychopathology of Everyday Life », in Psychotherapy, vol. III, N 1, 1909).

Pour conclure, je vais ajouter pour les lecteurs qui ne craignent pas un effort et sont quelque peu familiarisés avec la psychanalyse, un exemple qui montre jusqu’à quelles profondeurs de l’âme peut conduire l’analyse d’un lapsus.

L. Jekels (Internat. Zeitschr. f. Psychoanalyse, I, 1913) :

« Le 11 décembre une dame de nos amies m’interpelle en polonais sur un ton quelque peu provoquant et insolent : « Pourquoi ai-je dit aujourd’hui que j’avais douze doigts? »

« Elle reproduit, sur mon invitation, la scène au cours de laquelle elle a fait cette observation. Elle se disposait à sortir, pour faire une visite, avec sa fille, une démente précoce en état de rémission, à laquelle elle ordonne de changer de blouse, ce que celle-ci fait dans une pièce voisine. Lorsqu’elle vient rejoindre sa mère, elle la trouve occupée à se nettoyer les ongles. Et le dialogue suivant se déroule :

La fille. – Tu vois bien : je suis déjà prête, et toi, tu ne l’es pas encore.

La mère. – C’est que tu n’as qu’une blouse et moi, j’ai douze ongles.

La fille. – Comment?

La mère (impatiente). – Mais naturellement, puisque j’ai douze doigts.

« A un collègue qui assiste à ce récit et qui lui demande quelle idée éveille en elle le nombre douze, elle répond aussi promptement que résolument : « Le nombre douze ne constitue pas pour moi une date (significative). »

« Doigts éveillent, après une légère hésitation, cette association : « Dans la famille de mon mari, on a six orteils aux pieds. Dès que nos enfants venaient au monde, on s’empressait de s’assurer s’ils n’avaient pas six orteils. » Pour des raisons extérieures, l’analyse n’a pas été poussée plus loin ce soir-là.

« Le lendemain matin, 12 décembre, la dame revient me voir et me dit, visiblement émue : « Imaginez-vous ce qui m’est arrivé : c’est aujourd’hui l’anniversaire de l’oncle de mon mari; depuis 20 ans, je ne manque pas de lui écrire la veille, 11 décembre, pour lui adresser mes vœux; cette fois j’ai oublié de le faire, ce qui m’a obligé à envoyer un télégramme. »

« Je me rappelle et je rappelle à la dame avec quelle assurance elle a répondu la veille à mon collègue que le « douze » ne constituait pas pour elle une date significative, alors que sa question était de nature à lui rappeler le jour de l’anniversaire de l’oncle.

« Elle avoue alors que cet oncle de son mari est un oncle à héritage, qu’elle a toujours compté sur cet héritage, mais qu’elle y songe plus particulièrement dans sa situation actuelle, très gênée au point de vue financier.

« C’est ainsi qu’elle a tout de suite pensé à son oncle et à sa mort, lorsqu’une de ses amies lui a prédit, il y a quelques jours, d’après les cartes, qu’elle aurait bientôt beaucoup d’argent. L’idée lui vint aussitôt que l’oncle était le seul de qui elle et ses enfants pouvaient recevoir de l’argent; et elle se rappela instantanément au cours de cette scène que déjà la femme de cet oncle avait promis de laisser quelque chose à ses enfants; mais elle était morte, sans laisser de testament, et il était possible qu’elle ait chargé son mari de faire le nécessaire.

« Son désir de voir l’oncle mourir devait être intense puisqu’elle dit à l’amie qui lui tirait les cartes : « Vous êtes capable de pousser les gens au meurtre. »

« Pendant les quatre ou cinq jours qui se sont écoulés entre la prédiction et l’anniversaire de l’oncle, elle a cherché dans les journaux de la ville où réside ce dernier, un avis faisant part de son décès.

« Rien d’étonnant qu’en présence de cet intense désir de mort, le fait et la date de l’anniversaire de l’oncle aient subi un refoulement tellement fort que la dame a non seulement oublié un geste qu’elle accomplissait régulièrement depuis des années, mais que son souvenir n’a pas été réveillé par la question de mon collègue.

« Le douze refoulé s’est frayé la voie à la faveur du lapsus « douze doigts » et a ainsi contribué à déterminer l’acte manqué.

« Je dis contribué, car la bizarre association évoquée par le mot « doigt » nous laisse soupçonner d’autres motifs encore; elle nous explique aussi pourquoi le chiffre douze était venu fausser la phrase si inoffensive dans laquelle il devait être question de dix doigts.

« Voici quelle était cette association : dans la famille de mon mari on a six doigts aux pieds.

« Six orteils constituent une certaine anomalie; un enfant qui a six doigts est donc un enfant anormal et deux fois six (douze) doigts font deux enfants anormaux.

« Tel est en effet le cas de cette dame.

« Mariée jeune, elle a eu de son mari, qui était un homme excentrique, anormal et qui se suicida peu d’années après le mariage, deux enfants que plusieurs médecins ont reconnus comme ayant une hérédité chargée et comme étant anormaux.

« La fille aînée vient de rentrer à la maison, après un grave accès catatonique; peu de temps après, la plus jeune, à l’âge de la puberté, se trouve atteinte à son tour d’une grave névrose.

« Le fait que l’état anormal des enfants se trouve rapproché du souhait de mort à l’égard de l’oncle, pour se fondre avec cet élément plus fortement refoulé et possédant une valence psychique plus grande, nous permet d’entrevoir dans le souhait de mort à l’égard de ces enfants anormaux une autre cause déterminante du lapsus.

« L’importance prédominante du chiffre douze à propos du souhait de mort, ressort encore du fait que, dans la représentation de la dame, l’anniversaire de l’oncle est étroitement associé à l’idée de la mort. Son mari s’était suicidé le 13, donc le lendemain de l’anniversaire du même oncle, dont la femme a dit à celle qui était devenue si subitement veuve : « Et dire qu’hier encore, en venant présenter ses vœux, il était si cordial et aimable; tandis qu’aujourd’hui!... »

« J’ajouterai encore que la dame avait plus d’une raison réelle de souhaiter la mort des enfants qui ne lui procuraient aucune joie, mais étaient pour elle une source de chagrins et une cause de contrainte, puisque leur présence lui imposait un veuvage obligatoire et le renoncement à toute liaison amoureuse.

« Cette fois encore, elle se donnait une peine inouïe pour éviter à sa fille, avec laquelle elle se proposait de faire une visite, tout prétexte de mauvaise humour; et l’on sait ce que cela représente de patience et de dévouement, lorsqu’il s’agit d’une démence précoce, et combien de mouvements de révolte il faut réprimer pour ne pas faillir à la tâche.

« Le sens du lapsus dont nous nous occupons serait donc celui-ci :

« Que l’oncle meure, que les enfants anormaux meurent (bref, que toute la famille anormale disparaisse), mais que j’hérite de leur argent.

« Cet acte manqué présente, à mon avis, certains caractères qu’on ne retrouve pas souvent dans la structure d’un lapsus, à savoir :

1º L’existence de deux déterminantes, condensées en un seul élément.

2º L’existence de ces deux déterminantes se reflète dans le dédoublement du lapsus (douze ongles, douze doigts).

3º Une des significations du chiffre douze, à savoir l’idée des douze doigts exprimant l’état anormal des enfants, correspond à une représentation indirecte; l’anomalie psychique est représentée ici par une anomalie physique, le supérieur par l’inférieur.