« Dans le cas de ce bébé M. , on voit dans les films familiaux une absence totale d’érotisation avec la mère, l’enfant ne se donne pas à croquer, on ne décernera dans ces films que le seul « narcissique phallique ».

L’idéalisation des parents tient, porte, supporte le bébé. Quand cette idéalisation va être mise en péril et cesser : lorsque l’enfant va débuter la marche et ne pas se diriger vers ses parents, rester sourd à leur appel, les ignorer, il y aura effondrement des parents qui, ne portant plus, n’étant plus en mesure de soutenir M. va lui aussi se retirer dans une position autistique. La phallicisation parentale s’arrêtant, lâchant du fait de la dépression parentale, aucune pulsion sexuelle ne pouvant prendre le relais chez l’enfant du fait de sa structure, M. se retire dans son monde – champ de la pure pulsion de mort – champ envahi de motricité et de perceptions auxquelles rien ne fait bord.

M. est impressionnant, une scène dans le bain, il a quelques jours alors, c’est un bébé mou, comme inerte, autour de lui les deux parents s’expriment avec un langage excessif, comme hypomane, qui cependant n’est pas adressé à lui.
M. dans son bain, comme un objet, absent à toute relation, sans regard adressé. Les mots circulent mais entre les parents, ils ne sont pas détournés par un crochetage de L’enfant. Il y a même prosodie, magnifique prosodie, mais rien n’y fait, M reste sourd. M réagit peu voire pas.

Une seconde scène plus tardive, montre M dans son transat, devant lui des hochets en guirlande, tout se passe bien, M est tout absorbé par les objets. Par contre, pour la mère qui l’entretient oralement, très peu de regards, très furtifs. La mère essaye, ne se lasse pas d’insister à capter l’attention de son fils, la prosodie devient magnifique et intense et alors seulement elle accroche quelques instants le regard de l’enfant.

Une troisième scène est parlante : M a 6 mois environ, sa maman réalise qu’il vient de se retourner tout seul dans son lit, elle est fière et ravie. Elle appelle le papa pour le lui annoncer. Ils sont tous deux devant le lit, la mère incite M de sa plus belle prosodie à montrer à son père comme il sait se retourner. Elle va si bien y faire que M va faire le tour sur son axe. Il parade narcissiquement, grand sourire, se montre fier sous les mots de la mère et du père.

Enfin une quatrième scène montre M vers 9 mois, dans son lit. Son père l’appelle, le soudoie de répondre à sa voix, à son appel. Après tout un déroulement prosodique encore très intense on voit l’enfant se hisser, s’ériger sous l’effet de la parole du père, debout sur ses deux petites jambes branlantes…. Prise dans le langage. A nouveau cette parade sans sexualisation aucune. L’enfant ne se fait pas l’objet de la pulsion de l’Autre, il ne s’offre pas ne se fait pas faire.

A deux ans et demi, M va commencer à marcher, et c’est l’effondrement de toute idéalisation parentale : il ne marche pas vers eux, il ne se dirige pas vers eux…il est dans son monde, dans sa bulle.

Ces images de M nous découvrent la réalité cachée derrière un roman familial souvent énoncé par les parents en grande souffrance, en grand désarroi quand ils viennent consulter avec un enfant autiste ; roman du type : jusqu’à deux ans tout allait bien et tout à coup – un événement est souvent repéré comme déclencheur, maladie maternelle ou absence prolongée ou autre, ce fut l’effondrement, la régression, le retrait.

On voit bien dans ces films familiaux que la situation décrite comme normale par les parents n’était que le reflet de leur propre idéalisation de la relation. Dès que cette idéalisation ne peut plus tenir, l’effondrement est immédiat : des parents et à sa suite ou concomitamment de l’enfant.

La question qui me semble essentielle est celle de cette faille de la mise en place de la sexualité.
Lacan, dans le séminaire XI (p162,13 mai 64) nous parle des trois temps du circuit pulsionnel. Insistant sur le troisième temps : le « se faire », or c’est justement ce qui ne se met pas en place chez l’enfant autiste. Il est un bébé qui ne se donne pas à croquer par la mère.
Dans les soins corporels , la mère érotise le nourrisson qui lui-même joue le jeu et en redemande. Cela dure un certain temps jusqu’à ce que la mère le dégage de cette jouissance érotique, de façon tout à fait inconsciente mais manifeste, en passant de l’érotisation à la narcissisation du tout petit : passage de la dévoration » à l’admiration, de :
-"que tu es bon, on en mangerait…- à
-"oh qu’il est grand, fort et costaud…un vrai petit homme."
Le bébé passe alors d’état d’objet à l’état de sujet. Passage d’une scène érotique à une scène narcissique-phallique.
Ce jeu n’a pas lieu avec l’enfant autiste, L’enfant flotte dans le bain sans pointer son bout de pied vers son Autre. Le moment érotique n’a pas lieu.

Dans L’envers de la psychanalyse, p89, 11 février 70 :
« La femme donne la jouissance d’oser le masque de la répétition. Elle se présente ici en ce qu’elle est, comme institution de la mascarade. Elle apprend à son petit à parader. Elle porte vers le plus-de-jouir, parce qu’elle plonge ses racines, elle la femme, comme la fleur, dans la jouissance elle-même. »

L’enfant ne va pas opérer de crochetage du champ de l’Autre. Le grand Autre va exprimer sa jouissance à travers ses paroles, sa prosodie atteste de cette jouissance intrinsèque mais le bébé autiste ne va pas crocheter ce champ de l’Autre.

Dans le séminaire XI, p164, 13 mai 64, Lacan indique que « Le passage de la pulsion orale à la pulsion anale ne se produit pas par un procès de maturation, mais par l’intervention de quelque chose qui n’est pas du champ de la pulsion – par l’intervention, le renversement, de la demande de l’Autre. » La mise en place de la pulsion serait donc crochetage de la jouissance au champ de l’Autre, et ce, dans le troisième temps du circuit pulsionnel. Or c’est au moment où ce crochetage a lieu, que le champ de l’Autre se constitue et rétroactivement, la fonction sujet proprement dite.

Ce point est un point majeur dans la compréhension de l’autisme, car on a longtemps stigmatisé les mères comme causale de cette structure, or ce crochetage qui ne se fait pas vient bien attester d’un autre procès de causalité.
La jouissance close à la mère aurait son corollaire, la non installation du champ de l’Autre. Il faut que le bébé veuille aller crocheter ce champ de l’Autre (pour cela il faut bien entendu que l’Autre veuille bien laisser sa jouissance se faire crochetée….)

Crocheter et Se faire crocheter, c’est ce que Graciela Crespin appelle l’appétence symbolique (L’épopée symbolique du nouveau-né) : cette appétence, cette capacité qu’ont les nouveaux né, cet appétit qu’ont les bébés bien portants pour entrer en relation avec l’autre, dès la naissance. Appétit qui s’adresse surtout à ces autres qui s’intéressent à leur tour au bébé, qui ont de l’appétit pour ce bébé, et à ce titre là on peut dire que les bébés démontrent très tôt que le désir humain est désir de l’Autre.
Cette appétence, Graciela Crespin la nomme symbolique parce qu’elle vise un pur échange relationnel, une pure satisfaction dans l’échange, dans la présence, sans référence aucune à la satisfaction des besoins, pourtant si pressants au début de la vie.
Cette appétence symbolique peut venir à manquer, et dans ce cas elle peut mettre en danger la survie même du bébé, ce qui prouve que l’existence chez les humains, au sens symbolique du terme, prime toujours sur la survie.

Être assujetti, devenir sujet…naître au désir. C’est bien de cela dont il s’agit.
MC Laznik dans L’enfant entre désir et jouissance (ALI), « Godente ma non troppo », décrit le moment logique fondateur du désir en s’appuyant sur Le désir et son interprétation, leçon du 11 février 59. (p239,240).
i(a) / $ a / I

i(a) / $ : le sujet $ tombe en dessous tandis que son frère de lait i(a) usurpe sa place
a / I : l’objet a, le sein, vient prendre la place de la mère idéale I, toute, première forme de l’Un.
Ces deux substitutions ont lieu de manière concomitante d’où le poinçon.

Mais deux autres relations se mettent également en place par l’opération d’un chiasme :
- ($ / a) rapport du sujet au sein : le petit garçon découvre son désir pour le sein au moment où il en est privé par l’usurpateur qui en jouit à sa place. Avant il ne savait pas qu’il le désirait.

Cet objet a peut représenter tout autre objet pulsionnel : la voix, le regard…
Ce n’est qu’en tant que privé de cet objet, qu’en tant que manquant qu’il est désirant, sujet du désir.
L’enfant $ ne prend donc conscience de son désir pour l’objet a qu’en tant qu’il en est privé par i(a) qui usurpe sa place.
- i(a) / I : représente la complétude entre le bébé au sein et la mère idéale.
On voit donc s’installer de façon concomitante l’objet a, le sujet désirant $, et le rapport fantasmatique de $ à l’objet a : $ poinçon a (formule du fantasme).

Il me semble que l’enfant autiste n’accède pas à cette image spéculaire unificatrice du corps, i(a). Il est pris dans des « fantasmes » de morcellement, d’explosion, d’écoulement que nous percevons à leur contact. Le petit A. avec lequel je travaille depuis une année maintenant, et un enfant de 7 ans semble privé de i(a), montre des vécus de morcellement, se jette, s’automutile en se mordant les poignets, quand il déambule, erre dans la pièce son corps est comme plié, la tête part en avant entraînant le haut du corps et le reste du corps suivant comme avec un temps de retard. Par ailleurs A. est tout le temps dans une masturbation pénienne frénétique, comme s’il trouvait par là le seul moyen de s’unifier, de se ramasser.

Si l’on se rapporte au graphe du désir, on peut constater qu’il faut un certain temps chronologique pour que s’établissent les étagements intermédiaires qui renvoient à la constitution de l’imaginaire. Pour le nourrisson, ces temps ne sont pas encore advenus, au premier temps de constitution de l’appareil psychique seule la mère peut être constituée comme sujet du désir. Le nourrisson lui va s’intéresser à la jouissance de la mère S(A).

Or c’est bien ce que dit Lacan dans l’Envers de la psychanalyse p89, 11 février 70 :
« Les moyens de la jouissance sont ouverts au principe de ceci, qu’il ait renoncé à la jouissance close, et étrangère, à la mère. » Qu’il ( le bébé) ait renoncé à cette jouissance close, à cette jouissance de la mère.
Il apparaît que l’enfant autiste, le nourrisson n’ait pas renoncé à cette jouissance.
Le bébé autiste n’entre pas dans le troisième temps du circuit pulsionnel, il ne se fait pas croquer par l’Autre, et de ce fait l’Autre n’a pas à se dégager de cette position de jouissance libidinale érotique (je vais te croquer) pour aller vers une position phallique narcissique (oh que tu es grand). Il est prisonnier de cette jouissance close à la mère.

Lacan dans Encore p14, 12 décembre 72 dit que «Tel est, dénommé, le point qui couvre l’impossibilité du rapport sexuel comme tel. La jouissance, en tant que sexuelle, est phallique, c’est-à-dire qu’elle ne se rapporte pas à l’Autre comme tel ».
René Lew dans « fonction de la jouissance dans l’autisme » / Autisme, actualité des différentes recherches, 2004 ALI, proposera à partir de cette avancée de Lacan, d’opposer la jouissance phallique, à la jouissance de l’Autre. L’autisme serait alors, pour lui, une réussite parfaite de ce non rapport, puisqu’il serait pris dans une jouissance phallique de son propre corps. (jouissance qui serait le corollaire de cette jouissance close à la mère ?).

Je m’occupe depuis peu d’un enfant autiste de 9 ans, G. Il est grand (1m45 environ) et pèse certainement 55 kg (prise de poids due à la prise de médicaments). Mes séances prennent les unes après les autres, la même tournure, le même rythme binaire d’une alternance entre :
- un moment extrêmement fusionnel pendant lesquels G. est la plupart du temps sur mes genoux, dans mon giron, en fœtus (et c’est compliqué car il « dépasse de partout et c’est un bébé bien encombrant !), pouce en bouche me caresse le visage de l’autre main en buvant littéralement mon regard de façon ininterrompue, - un moment de retrait autistique complet pendant lesquels G. tourne sur lui-même comme un patineur ou encore agite des objets devant ses yeux en s’auto stimulant et en émettant des sons aigus.
Il est vrai que pendant les moments de fusion, il me met en position de mère jouissante, je me retrouve avec l’envie de lui parler comme à un nourrisson et ma parole devient prosodique, je me mets à parler mamanais…Je me laisse portée par lui, je le suis là où il m’entraîne, dans ces moments du tout début. Ma manière d’y répondre ne sera certainement pas celle de sa mère, et c’est de ce décalage qu’il se produira quelque chose…
mais petit « La jouissance c’est le tonneau des Danaïdes, et qu’une fois qu’on y entre, on ne ait pas jusqu’où ça va. Ca commence à la chatouille mais ça finit par la flambée à l’essence. Ca c’est toujours la jouissance. » (L’envers de la psychanalyse, p83, 11 février 70).
Après un instant de paix et de calme G. irrésistiblement tente de me mordre, de me dévorer, de m’étrangler (et il est très costaud…). La flambée est toujours très proche.

Il faut de la jouissance mais pas trop : « - pas trop de jouissance. En effet, l’étoffe de toutes les jouissances confine à la souffrance, c’est même à ça que nous reconnaissons l’habit. Si la plante ne souffrait pas manifestement, nous ne saurions pas qu’elle est vivante. » (D’un discours qui ne serait pas du semblant, p108, 17 mars 71)

G a eu besoin de ce type de contact pendant 3 ou 4 séances, la dernière séance a pris une toute autre tournure, G. est resté séparé physiquement de moi, il a regardé longuement un livre en tissu qui émet des sons, très à l’écoute des sons (oreille collée contre le livre), puis quelques moments de tournoiements sur lui-même. Je me suis mise à tourner moi aussi alors qu’il s’arrêtait, il s’est interrompu net, m’a dévisagé longuement comme si soudain il prenait conscience de ma présence.
La suite de la cure nous livrera ce qu’il en sera…

Après la lecture du dernier ouvrage d’E. Porge je me suis questionnée sur la question de la « coupure qui fait lien » et de ce qu’il en était pour l’autiste pour lequel cette coupure est hors sujet ainsi que tout lien si ce n’est à un éventuel objet autistique.Comment trancher sinon là encore par l’application de la règle fondamentale de l’analyse : l’attention également en suspens, qui est une sorte de coupure nous dit E. Porge. De plus nous dit-il, la séance en elle-même tranche, en cela elle a une efficace. Cela parce que le langage est coupure, mais qu’en est-il du langage de l’autiste ? langage de corps, langage moteur, langage agissant…l’analyste doit être endurant ! certes.
La figure topologique serait-elle un réel noué indissociablement à l’imaginaire, sans que même une coupure, une mise en continuité puisse être pensable entre ces deux consistances ?

Deligny nous dit (Œuvres complètes, p854) :
Oui, il y a forclusion du symbolique chez l’enfant mutique : le symbolique est en creux, laissant se nouer entre elles deux chaînes : réelle et coutumière /imaginaire et hallucinée, chaînes qui forment une constellation ou tout peut faire signe parce que rien ne l’est.
Le respect du « pour-rien » se comprend aussi comme ça : le réel n’est pas structuré comme un langage. Le sens ne l’épuise pas ; qu’il recouvre l’être parlant parfois et nous sommes sécurisés, mais alors se révèle la fonction de ce sens-là : être un écran, et un écrou. …Vivre avec des enfants mutiques c’est respecter ce pour rien, c’est-à-dire assurer des points de repères réels dans le coutumier, tout en s’assurant aussi que ce qui fera signe est toujours ailleurs, c’est-à-dire dans les failles du réel perçu et dans l’imaginaire halluciné. »

Nathalie Moshnyager est psychanalyste, elle consulte :
au CMS de l'OSE, 25 bd de Picpus à Paris ou
en cabinet 15 rue Marcel Renault 75017 Paris
Elle s’occupe de suivis d'enfants souffrant de troubles autistiques, d'autisme et de troubles du comportement dans le cadre de l'UCP (Unité Coordonnées PréAut). Pour la joindre au CMS : 01 48 87 87 85
Pour une consultation à son cabinet vous pouvez la joindre sur son portable : 06 22 06 86 39 Pour en savoir plus sur Nathalie Moshnyager , voici sa fiche : Nathalie Moshnyager