Par un bel après-midi de l'été, dans un quartier tranquille de la banlieue montréalaise, Virginie semble perdue dans ses pensées. En vérité, elle ne pense pas. Elle n'est que dans un état d'absence. Absence à soi, absence à l'autre. Assise dans le jardin, elle a l'air de fixer l'infini. Voilà que, sortant de sa torpeur, elle entre dans la maison vide, ouvre l'armoire à pharmacie et avale machinalement une centaine d'aspirines. Elle a vingt ans ce jour-là. Ne cède ni à une impulsion ni à la douleur, ni même à une envie d'en finir. Non, elle agit une violence venue de sa préhistoire.

Le passage à l'acte supplée à une carence dans la représentation de soi-même, défaillance identitaire qui rend le lien désirant à l'autre, à tout autre, voué à l'échec. Virginie s'autodétruit pour être en contact avec son corps, pour exister encore. Ensuite, vient la douleur physique, l'estomac qui brûle, l'enfer recommencé, les regrets. La jeune fille vient d'accomplir le premier d'une longue série de gestes suicidaires qui signent la répétition de la destruction dans le rapport à soi. Malgré cela, le corps ne veut pas disparaître. Ce corps détesté, désirable pourtant, demeure la seule trace visible de la mère perdue alors que l'auto-violence maintient le rapport à soi. Un rapport tordu, blessé, transgressif.

Après cet incident, Virginie aura deux attitudes contradictoires : le considérer comme insignifiant et le répéter de façon atténuée par une consommation régulière de drogues. Elle continuera de s'auto-agresser tout en se demandant ce qui la tient ainsi du côté de la mort. Suite à une rupture amoureuse, elle ira en analyse, ce qui lui permettra de nommer «les violences de l'Autre» et de «faire parler les silences de son histoire». Elle découvrira que la relation avec elle-même est un calque à peine déguisée de sa relation à une mère disparue, et que tout attachement lui est interdit. L'autre en elle-même comme hors d'elle ne peut que l'abandonner, la rejeter, la détruire. Ce n'est que délivrée de sa haine-propre, l'ayant située dans son lieu d'origine à savoir son identification imaginaire à la mère «réelle» traumatique, celle qui constitue le noyau du surmoi archaïque, qu'il lui sera possible d'innover en matière de liens affectifs.

Dans Les violences de l'Autre. Faire parler les silences de son histoire1, je me demande quel est le destin psychique d'une violence subie dans la préhistoire du sujet. Alors qu'aucune possibilité de mémorisation et de récit existe. J'associe la violence contre soi à la reproduction inconsciente d'une violence subie dans le rapport à l'Autre alors que le sujet est incapable de se défendre, ni par la pensée, ni par la parole, ni par la fuite. Il s'agit donc d'une expérience qui n'a jamais été nommée, ni reconnue, et qui entraîne une certaine confusion entre soi et l'autre quand ce n'est pas une enclave psychotique dans le moi. L'absence de tout témoin, de toute parole ajoute à l'horreur et la perpétue. Comme si la victime essayait constamment de laisser des traces de son histoire, ou du moins de se faire entendre. La violence mise en acte, comme celle de Virginie, est le signe – non le signifiant – d'une expérience de violence traumatique. À la différence de la violence intra-psychique qui découle de l'identification à un objet perdu, l'autodestruction est la mise en acte d'une violence traumatique, celle qui n'est pas intégrée dans l'histoire du sujet. Le problème étant de raconter un événement dont il ne reste que la trace d'une douleur immémoriale.

Comment se souvenir d'un événement survenu dans une période où vous ne disposiez pas de la parole et donc de la capacité de vous représenter ce qui vous est arrivé ? Et même si vous savez ce qui vous est arrivé – grâce à des témoins ou à des souvenirs factuels – cela ne veut pas dire que vous pouvez vous souvenir de la personne à qui s'est arrivé, vous. Il appert qu'un récit factuel, informe mais ne raconte pas. Pour se libérer du poids de l'événement, encore faut-il que vous soyez présent émotionnellement dans votre récit et que vous puissiez l'adresser à un interlocuteur choisi.

L'archaïque est-il donc le vrai sujet de mon livre, questionne une amie ? Peut-être, mais pas au sens imaginaire de Mélanie Klein qui explore les fantasmes d'amour et de haine du nourrisson envers le sein maternel. L'archaïque dont il est question ici renvoie à un vécu d'impuissance de l'infans dans son rapport à un autre maternel perçu comme tout-puissant et voulant sa mort. Autre auquel le sujet s'identifie dans l'imaginaire pour former le surmoi primitif. En somme, ce surmoi, issu des expériences traumatiques de l'infans constitue la mémoire de l'événement. Certaines expériences de violences extrêmes – tortures, viol, privation de soins et atteintes narcissiques graves – peuvent replonger le sujet dans ces mêmes zones psychiques primitives.

Dans les cas de violence traumatique, le désir est rendu impossible. Le sujet occupé à survivre perçoit l'autre, le semblable comme une menace à son intégrité. Aussi, exclut-il l'autre comme objet d'amour quand il ne s'exclut pas lui-même du champ du désir. Le désir pour l'autre est défendu, l'objet d'amour est toujours inaccessible ou déjà perdu. Trop dangereux ! On le voit, c'est la figure même de l'autre en tant qu'objet d'amour qui est blessée. Nous voilà bien au-delà d'une blessure narcissique, c'est une cassure dans l'image de l'autre qui est toujours brûlante d'actualité pour le sujet. L'autre du lien amoureux ne peut exister que dans l'absolu et/ou dans la violence. C'est l'Autre avec un A majuscule comme dans la violence traumatique. Il appartient au passé du sujet, mais un passé qui ne passe pas. C'est pourquoi, la médiation d'un autre réel ou imaginaire est essentielle pour rétablir le rapport à soi. Par l'intermédiaire d'un semblable, d'un personnage parfois, en qui il peut se reconnaître, le sujet trouve un repère identificatoire et un matériel symbolique – des mots, des récits et des affects – lui permettant de raconter à son tour sa propre histoire.

Se raconter pour exister

Il arrive que ni l'auto-narration, ni le témoignage, ni l'auto-fiction ne suffisent à réparer les blessures causées par des expériences de violence traumatique. Encore faut-il la présence d'un interlocuteur privilégié capable de vous écouter et surtout de repérer les signifiants nécessaires à la reconstruction de votre histoire. L'analyste peut être ce lieu d'une écoute des signifiants forclos de votre histoire. De quels signifiants s'agit-il ? Des mots et des affects qui racontent la manière dont vous avez vécu certains événements, des mots qui découvrent le désir sous les ruines du vécu, et qui permettent de vous représenter, de vous voir autrement que comme victime impuissante. Autrement dit, il s'agit de rendre possible :
  • 1.l'identification à soi comme personnage central d'un récit à la première personne du singulier ;
  • 2.l'expérience du désir sans qu'y soit immédiatement rattachée la destruction.
Trois voies sont donc ouvertes pour parvenir à ce but, toutes ayant en commun le concept d'identification :
  • 1.Récit de soi où vous vous représentez comme un autre. L'identification à soi-même comme personnage central d'un récit peut s'avérer nécessaire dans l'après coup de l'événement violent et/ou traumatique, pour se reconstruire et retrouver la capacité d'aimer.
  • 2.Identification imaginaire à un personnage réel ou fictif via la littérature, le cinéma ou le théâtre entre autres choses. La médiation d'un autre – personnage ou narrateur – permet de nommer et de vous représenter une expérience autrement inconcevable.
  • 3.Psychothérapie ou psychanalyse où vous mettez en scène dans le transfert non seulement une situation traumatique mais les effets psychiques de cette situation sur votre capacité à désirer et à aimer.

Quand se souvenir est impossible …

Question récurrente : comment suppléer aux déchirures de la mémoire ? Comment raconter une violence extrême – physique ou psychologie – vécue dans un temps qui précède la parole ? Et comment témoigner d'une violence qui vous a fait régresser dans des états du moi primitif ? Ce type de violence produit une détresse immense et parfois une véritable terreur. Vous voici plongé dans un monde sans mère et sans loi. C'est cela qui fait trauma. Dans une situation inhumaine, le sujet disparaît. L'Autre de la violence n'est pas un semblable, encore moins un prochain secourable, il incarne le pouvoir absolu. Du point de vue de la victime, il n'y a plus que lui, l'Autre, et elle est à sa merci.

Afin d'aider les sujets en mal d'un récit identifiant, j'ai tenté une articulation entre psychanalyse, littérature et témoignage. Là où l'analyste se heurte à l'indicible, au silence de ses analysants, l'écrivain ou le créateur ne cesse de produire un «texte» qui symbolise cette part du réel creusée par la violence de l'Autre et par l'effacement du sujet désirant. Autrement dit, le sujet écrivant ou créateur a ce pouvoir de cartographier pour vous ces régions inexplorées de la psyché. En ce sens, il vous offre les mots qui vous manquent pour «penser» la violence de l'Autre et vous en séparer. Qu'il soit question de la violence des pères ou de leur absence (Kafka, Gary), d'une passion destructrice (Marguerite Duras, Camille Claudel, Dora Maar), d'un avortement ou du suicide (Annie Ernaux, Virginia Woolf), d'une expérience concentrationnaire (Levi, Semprun, Amery), de la violence des mères et parfois de l'analyste, il s'agit de mette en mot et de symboliser ces heurts avec un réel resté jusque-là impensé.

Dans mon livre Les violences de l'Autre, je fais écho aux récits tragiques de multiples personnages, réels et fictifs, qui illustrent les effets destructeurs de la violence quand elle n'est pas reconnue. Mes patients et analysants m'ont accompagnée dans cette dure et exaltante traversée du livre, j'ai raconté leurs tragédies intimes, leurs batailles pour survivre, leurs quêtes désespérées d'amour et leurs réalisations. Je les ai suivis à la trace, mettant mes pas dans les leurs, mes mots dans leurs silences.

J'ai montré que la violence de l'autre reste agissante dans la vie psychique à travers le surmoi. Indissociable de l'expérience de violence, qu'elle vienne de soi ou de l'environnement. L'abandon et/ou la désolation parfois s'éternisent. D'où la mélancolie, la dépression traumatique et des conduites autodestructrices. Face à la violence, l'absence ou l'inaction d'un proche secourable est vécue comme une injustice supplémentaire. L'identification à l'agresseur exprime le sursaut de vie d'un être qui n'a plus rien à perdre. La violence se déplace ainsi de l'extérieur vers l'intérieur du sujet, lequel adoptera une attitude autopunitive et autodestructrice.

Prendre la faute sur soi est caractéristique de certaines formes de dépression psychotique (mélancolique) ou traumatique chez des individus dont le surmoi est écrasant. Le surmoi est une instance moralisatrice, c'est la voix de la conscience coupable qui vous juge et vous condamne. Il existe deux types de surmoi :
  • Le surmoi précoce
  • Le surmoi œdipien
Le surmoi précoce ou archaïque
Ce type de surmoi ne connaît que la loi du tout ou rien. Il résulte d'une identification non pas à une personne mais à des mots, à des silences et à des impressions enregistrés par le bébé dans son environnement primitif. Cela signifie que le désir de l'autre, de la mère en l'occurrence, est premier, et que ce désir peut être destructif. Le surmoi précède donc le moi et en constitue le noyau. C'est à travers ce surmoi primitif que se manifeste la pulsion de mort et la destructivité. En ce sens, pulsion de mort et pulsion du surmoi sont interchangeables.

Le surmoi œdipien
Ce type de surmoi représente la loi qui interdit l'inceste et le meurtre, c'est la voix du père symbolique à l'intérieur de soi. Plus que le représentant de la conscience et de la morale, le surmoi œdipien permet la transmission des valeurs culturelles et d'un certain idéal paternel. Il introduit la notion de limite à la jouissance de la mère et à la puissance du surmoi précoce.

Dans les deux cas, le surmoi a un effet contraignant, contrainte qui prend appui sur la violence de l'environnement et/ou sur les valeurs transmises par le père castrateur. Le surmoi précoce est lié au regard de l'autre, à son omnipotence imaginaire, et qui jouit de votre souffrance. Le surmoi œdipien est lié à la parole et à la loi qui interdit l'inceste et le meurtre. C'est un discours qui vous évalue certes, mais est aussi dispensateur d'amour et de haine.

Guérir du mal de l'autre

Certaines personnes disposent déjà de la capacité de symboliser une expérience autrement inconcevable. D'autres sont incapables de rassembler les lambeaux de leur moi déchiré, soit parce qu'elles sont immobilisées à leur point de chute, soit parce que leur moi a sombré dans la catastrophe. Dans les deux cas de figure, une psychothérapie peut être nécessaire, soit pour amorcer le travail de guérison, soit pour le poursuivre. Apprendre à se raconter à une personne bien à l'écoute, et qui vous aide à être à l'écoute de vous-même comme sujet est le premier pas vers l'autre, le premier pas du désir retrouvé.

L'un des buts de la cure des victimes de violence, la sienne ou celle de l'autre, est de favoriser l'établissement ou le rétablissement d'un lien affectif significatif. Pour cela, le psychologue analyste consent à occuper temporairement la place du personnage central dans la vie du patient. Cela pour rétablir la fonction de l'autre en tant que lieu d'une écoute et interlocuteur qui reconnaît la valeur de toute expérience.

Les personnages de mon livre font preuve d'une force de vie exceptionnelle2 et d'une combativité admirable, parfois au détriment de leur affectivité. Ils angoissent devant le désir et cultivent le rejet quand ils ne nouent pas des passions dévastatrices. Certains sont à la recherche non seulement d'un amour absolu pour combler une solitude absolue, mais de leur propre moi englouti. Ils ont besoin d'être rejoints dans ces zones interdites de leur être.

Le psychanalyste et l'historien s'entendent sur la nécessité d'explorer les contrées désertées par la pensée et la parole. Nécessité non pas biologique mais symbolique. Le symbolique étant ce qui nous humanise et nous relie aux autres. Il ne s'agit pas de raconter sa vie au premier venu, ni d'exhiber ses blessures à un public voyeur, mais de retrouver le chemin vers soi, or ce chemin passe parfois par un autre bien à l'écoute, psychologue ou psychanalyste, capable d'héberger temporairement les fantômes de votre mémoire.

NDLR :
Louise Grenier est psychologue et psychanalyste en pratique privée, chargée de cours au département de psychologie de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Membre de l'Ordre des psychologues du Québec, elle est fondatrice et responsable du Cercle d'animation psychanalytique (CAP) en plus d'être coordonnatrice du Groupe d'Études psychanalytiques interdisciplinaires (GEPI) de l'UQAM. Elle est en outre l'auteure de Filles sans père et de l'excellent Femme d'un seul homme disponible dans notre librairie ainsi que de plusieurs ouvrages collectifs et articles psychanalytiques.