Le ravissement et la question d’Origine« Je me rappelais que mon père avait coutume de dire que le but de la vie c’est de se préparer à rester mort très longtemps » William Faulkner, Tandis que j’agonise Cette phrase est dite par Addie, la mère morte, dont le corps est transporté sous son exigence à Jefferson, soit loin de la ferme familiale, à une soixantaine de kilomètre. Elle récite dans une parole sans affect apparent ce qu’était sa vie. Addie ne raconte pas, elle récite, car Addie ne saisit pas le sens du mot « mot ». Les mots pour elle n’ont pas d’épaisseur ou ont été inventés par des ignorants du réel. Ils ne racontent rien. Ainsi elle parle de son mari Anse : « Lui aussi avait un mot. Il appelait ça l’amour. Mais il y avait longtemps que j’étais habituée aux mots. Je savais que ce mot était comme les autres, rien qu’une forme pour combler un vide. Le mot « maternité - par exemple - a été inventé par quelqu’un qui avait besoin d’un mot pour ça, parce que ceux qui ont des enfants ne se soucient pas qu’il y ait un mot ou non ». Tandis que Addie agonise, son cercueil se construit devant elle, à sa demande, comme pour mettre une forme autour du mot ravi « mort ». Dans le roman de Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Lol V. Stein n’a pu trouver le mot signifiant son malheur. Son fiancé a été ravi à elle par une autre femme lors d’un bal. Ravi car l’éloignement de son fiancé a éteint la possibilité même de cette histoire. Alors Lol V. Stein n’a pas le mot, ou elle ne l’a pas inventé, ou alors l’existence de ce mot n’a pu être trouvée car elle était dans le « trou » même de ce mot. Grand trou autour duquel le mot existe comme un linceul voilant la disparition. Lol V. Stein a eu un, beaucoup trop d’amour, qui a basculé d’un coup dans une irréalité. L’amour ne s’est pas défendu, il n’avait pas à se défendre, il a changé de corps, il s’est déplacé d’un corps à l’autre, du corps de Lol V. Stein à celui de Anne Marie Stretter. Aussi son fiancé, Michael Richardson, ne change pas vraiment de femme, il suit l’amour qui s’est déplacé, qui a migré vers un autre ou dans un autre corps. Le corps de l’autre femme épuise, vide jusqu’à l’évanouissement celui de Lol. V Stein. Le beaucoup trop de l’amour de Lol V. Stein pour Michaël Richardson a basculé ou s’est précipité soudainement dans le rien. Le mot « amour » pour Lol V. Stein n’existait déjà pas sauf compris dans son extension infinie « beaucoup trop ». Celui-ci a été absorbé brutalement dans le trou noir du mot comme absence absolue. Ici, - amour et rien – sont un même et unique mot. Ce mot, amour-rien, est littéralement, le ravissement. Au plus près de cette réflexion, il faudrait nommer ou remplacer ce mot, amour-rien, par le plus extrême : extase-abîme, mais il est à voir que ce mot, amour-rien, inclut déjà en lui une subjectivité, un troisième terme qui observe à distance ce mouvement infernal. Par le mot binaire extase-abîme nous sommes dans le ravissement qui enlève ou qui éteint le sujet. Par le mot ternaire, amour-rien, nous sommes dans le ravissement qui parle du sujet. Le premier mot, extase-abîme, est à l’image de Addie dont les mots amour et mort de sont que des formes exogènes inventées ou construites pour pur ou seul objet creux. Le deuxième mot, amour-rien, est à l’image de Lol V. Stein où l’amour comme spectateur se détache du beaucoup trop (extase) pour observer et faire sujet si amputé soit-il. Par la suite ce schéma ternaire va être représenté par Lol V. Stein observant fantasmiquement, tapie dans un champ de seigle, la fenêtre d’une chambre d’hôtel. A l’intérieur se passe une scène d’amour irréelle entre son amant et son ancienne amie Tatiana. Amie Tatiana, corps dédoublé de Lol. V Stein, car amie qui à la fin du roman semble se confondre dans un fading avec Lol. V Stein. Le ravissement s’entend ainsi comme contenant à la fois l’enlèvement du sujet et la présentation du sujet. Le ravissement entendu comme cela renvoie à la question d’Origine. L’Origine peut tout à la fois nous absorber dans un indéfini et nous présenter comme sujet. Si dans Lol V. Stein, Marguerite Duras expose la genèse de la dualité du ravissement quant à l’Origine, Virginia Woolf dans Les vagues en développe, autour de la topique de la mort du personnage Perceval, la fulgurante phénoménologie créatrice, ou L’éclair de l’être 1. Mais en ce moment, désincarné, dépourvu de domicile, je fais route au?dessus des champs (voilà une rivière : un homme pêche à la ligne; voilà une tour; voilà un village avec son auberge aux fenêtres gothiques); tout cela est vague, et pour moi pareil à un rêve 2 L’Origine est par nature indéfinissable. Par contre son questionnement est prégnant. La question d’Origine ne cesse de se rappeler à soi comme tentative de situer un point d’existence. Mais pourquoi parler d’Origine et non pas de refoulement comme opération de substitution ou de retour à l’indifférence généralisée apportée par la mort 3 pour le cas de l’autisme ? Pourquoi annoncer comme topique à part entière le terme Origine ? Cela semble engager une approche ontologique, philosophique de la question. S’il y a une mécanique psychique que la psychanalyse a démontrée, il n’en reste pas moins que le point d’existence ou point de création reste énigmatique et qu’il n’en est pas moins patent que la clinique art-thérapeutique expose cette topique existentielle. L’art-thérapie utilise la peinture, la terre, le collage, matières ou matériaux qui définissent immédiatement des lieux, des territoires, des endroits où le patient situe souvent en creux son défaut d’existence. Ces média ponctuent et pointent à leur endroit une aporie devant le lieu même du corps et de son origine. Ainsi le médium malléable ne cesse de poser un questionnement sur l’origine de l’image de soi ou de l’image de soi comme retour à une Origine. Dans la pratique artistique, non thérapeutique, le point d’Origine se situe dans un évanouissement halluciné sur la crête infime de basculement entre le ravissement ôtant le sujet et celui présentant le sujet. L’objet artistique dans une fraction de seconde peut se figer en image presque morte et il faut au peintre, pour que l’œuvre s’éclaire et perdure en un éternel retour, tenir à bout d’apnée psychique presque aveuglant, le point de création de son œuvre, le point si fragile de l’origine des corps artistiques. Aussi, regardons les enfants qui perdurent dans leurs pleurs causés pour quelque désagrément passager. Ils pleurent mais ne terminent pas leur pleur sans en prolonger le ravissement. Le pleur n’est plus de peine mais observation d’une création possible originaire. Ils voient à travers leurs larmes, des lumières, des éclats qui sont purs phénomènes. La peine devient ravissement subjectal. Elle devient, par leur retrait de l’objet de la peine, un « autre » personnage qui s’invite ou s’invente en tiers. Alors les lumières à travers les larmes, le corps pleurant, participent à un étonnement qui appartient exclusivement à l’enfant non plus sous le mode binaire, bon/mauvais, mais maintenant sous le mode ternaire : mauvais/autre/bon. Ici l’Origine s’invente à la place même du basculement de la peine en tant que ravissement, (entendu sous ses deux modes) de l’objet du désir. Dans les pathologies déficitaires comme les psychoses ou l’autisme ce point de bascule entre les deux ravissements ne peut être là ; à sa place il y a une béance, qu’aucune bordure suffisante ne contient. Se passe alors dans l’atelier art-thérapeutique une réification urgente du médium malléable. Cela renvoie, au mieux, le patient au rapport dur de l’objet, la table, les pinceaux, les murs, etc. Comme Addie, la mère de Tandis que j’agonise, le patient autiste voit, en répétition, la méchante forme, la forme dure et vide de son trou béant dont toute sortie peut tuer. Comment aller chercher ces êtres autistes ? Comment tenter de placer en terme ternaire le sujet ? Comment amener à concevoir ce basculement du ravissement comme réceptacle subjectif et non plus simplement comme tentative vaine d’embrayer à partir des pulsions 4 ? Deux œuvres apporteront un support, oh ! combien efficient. L’une, un tableau : Le portrait de Madame de Haussonville de Ingres, l’autre le film Les ailes du désir de Wim Wenders. Ingres dans le portrait de Madame de Haussonville, distribue celui-ci en deux territoires ou deux strates d’image. Celui de la présentation du visage au devant de la toile, dans sa lumière et son ravissement, celui du double négatif (pellicule) l’image dans la strate du miroir. Si nous sommes instinctivement ravi (subjectivement) par le portrait de face, le double inversé, négativé, ne se remarque que par une seconde lecture analytique du tableau. Le double est dans le miroir et ce miroir ne fait pas acte de narcissisation. Le miroir disparaît comme interface spéculaire au profit d’une machine en creux, ou négative, exposant la doublure réifiée de l’image ravissante. Pourtant les deux se combinent dans une sorte d’homéostase en mettant à vue les rouages d’une mécanique désirante. D’une part, l’image réifiée dans le miroir n’absorbe pas ou n’aliène pas l’image exposée ; d’autre part, l’image exposée instaure de fait une distanciation suffisante avec l’image réifiée. Les deux se comprennent, sont compossibles, dans un basculement objet/sujet par l’entremise d’un véritable saut dont le nœud - chignon - en est la nécessité et la suffisance. Le nœud des cheveux fait acte de présence commun aux deux strates de l’image. Ce nœud est mis en présence du manque du visage ravissant et mis en présence d’extériorité, malgré tout, de l’objet image réifiée. Il est machine qui fait seuil, saut (sublimation). Ainsi ne pouvons nous pas aller chercher les autistes dans ce qui permet à l’image mais extrêmement enfermée ou embryonnaire (nœud) de se présenter, a minima, dans un réceptacle ? Une scène des Ailes du désir de Wim Wenders met en perspective cette topique nodale. Un ange (Bruno Ganz), ne veut plus être dans l’amour désincarné. Il veut connaître l’amour humain et rejoindre les contingences humaines. Il tombe littéralement du ciel (ciel déique en noir et blanc) et chute lourdement sur le sol arasé du no man’s land du mur de Berlin (en couleur). Son armure céleste chute après lui et, se faisant, le blesse légèrement à la tête. L’ange, ravi de cette chute, se relève et commence à marcher le long du mur. Sentant quelque chose, il passe ses doigts sur sa plaie, derrière la tête. Il ramène ses doigts maculés de sang rouge devant lui, les regarde fasciné, puis va goûter, ravi, ce sang et cette couleur en ramenant ses doigts dans sa bouche. L’ange dit heureux : « je commence à comprendre ». Il poursuit son en reconnaissant les autres couleurs, le froid, le chaud, l’odeur et le goût du café, l’amour humain. Il regarde l’objet du sang, c'est-à-dire bascule l’image inconnue par devers lui, la regarde, la goûte, l’introjecte. Se présenter a minima, c’est de savoir que nous avons tous en commun, le goût du sang. C’est, sous le plus simple mode, s’adresser aux origines de la vie par l’appel (presque par respiration) des objets corporels matérialisés, et que ceci est indépendant du caractère déficitaire ou non des hommes. Virginia Woolf ne dit pas d’autre chose : Voilà une rivière, voilà une tour…, Marguerite Duras ne cesse d’en sonder le possible paysage. Je me rappelle une jeune fille se cognant sur les bords des tables ou le chambranle des portes. Le travail à accomplir, ce n’était pas d’abord de l’emmener dans une représentation picturale spéculaire se voulant derechef narcisante, mais bien à propos, de prendre acte de ces cognements en la regardant et en lui signifiant dans une indifférence bienveillante, que je connaissais cela, que je connaissais, en empreintes, comme elle ses cognements en mon corps. Les chocs, les douleurs étaient des savoirs communs. Ces nœuds proto-signifiants, si serrés ou si rudimentaires, qui permettent, dans un pari, le basculement vers le sujet. Recommander Olivier Saint Pierre |